Loin de nous renforcer contre les fascistes religieux de l’organisation État islamique, la prolongation de l’état d’urgence, décidée par le Parlement dans la fièvre de l’émotion, nous désarme politiquement et moralement. Ce 19 novembre, face à une Assemblée unanimiste, nous avons éprouvé un profond malaise en assistant, impuissants, à la dérive sécuritaire de la gauche, au nom de la « guerre au terrorisme », rhétorique bien connue de l’autre côté de l’Atlantique au temps de George W. Bush. Ce jour-là, le gouvernement Valls a rompu les dernières digues, fragiles, qui séparaient la gauche de la droite, entraînant sa famille politique dans une faillite morale dont elle ne se remettra pas de sitôt. 

La spirale infernale dans laquelle elle vient de se lancer à corps perdu va la conduire jusqu’à la révision constitutionnelle promise par François Hollande, stade ultime du reniement qui nous promet un état ­d’urgence permanent. Quelle victoire pour les tueurs du vendredi noir qui nous voient « finir le boulot » ! Car l’objectif des terroristes est bien de nous pousser à réduire nos libertés, à créer un climat anxiogène, à susciter des divisions profondes au sein de notre peuple ; ils ne peuvent donc que tirer profit de la mise sous surveillance permanente de populations et de quartiers entiers considérés comme suspects et dangereux. 

Ce que la gauche et les écologistes refusaient depuis des années est devenu réalité : l’armement permanent de la police, la déchéance de nationalité, la dissolution des associations suspectées a priori, l’interdiction des manifestations par la seule volonté de la préfecture, l’extension indéterminée de l’assignation à résidence sur le seul critère du « comportement », les perquisitions et les écoutes sans autorisations judicaires, le blocage administratif des sites Internet, le Patriot Act constitutionnalisé… Toute la camelote que la droite rêvait de nous vendre est maintenant à l’étalage de notre démocratie blessée.

Mon opposition à la prolongation de l’état d’urgence n’est pas de principe – j’étais favorable à son instauration pour la durée autorisée par la loi de 1955 –, elle est liée au délai de trois mois, qui me semble plus relever de la posture idéologique que des nécessités impérieuses d’une enquête dont on voit qu’elle avance rapidement. Sinon, pourquoi trois mois et pas six ou neuf ou un an ? Une situation d’exception, c’est comme une intervention militaire, on sait quand ça commence, jamais quand ça se termine, surtout si on l’articule à la lutte contre le terrorisme. Car la menace de l’État islamique ne sera pas éteinte dans trois mois. Nous le savons tous. 

Comme l’a très bien dit l’ancien juge anti­terroriste Marc Trévidic : « La guerre ne fait que commencer. » Faut-il pour autant renoncer à notre pacte démocratique au nom d’un illusoire et démagogique « pacte de sécurité » ? La logique de notre État de droit sera inversée : une fois le pays installé dans ce régime, syndicats de policiers et politiques demanderont au gouvernement de justifier la fin de l’exception. Mettre à l’écart les juges et donner tout le pouvoir à la police administrative pendant une longue période est une pente dangereuse, comme l’a prouvé l’épisode de la guerre d’Algérie. Certes, le dernier vote du Parlement ne relève pas du même contexte, mais il n’en est pas moins condamnable. Les lois dites antiterroristes, votées sous Nicolas Sarkozy et François Hollande, la dangereuse loi renseignement, instituant de nombreuses exceptions au droit commun, devraient nous permettre d’en rester là avec l’état d’urgence. Mais Valls et Hollande se pensent en chefs de guerre. Ils en tireront peut-être un bénéfice politique à court terme, mais leur choix est source d’un grand danger pour la société française, qui se voit comme une forteresse assiégée, repliée sur soi et menacée par une « cinquième colonne »… Tout juste le pendant du discours de Marine Le Pen, embusquée et sans doute la principale bénéficiaire de cette courte échelle. 

Le 13 novembre, à 21 h 20, les forces de la mort ont déjà gagné une bataille : la COP21 restera entre les mains des États, sans aucune pression de la société civile. La stratégie du « choc », voulue au nom de l’Union sacrée, qui met sous tension toute la société, est à la fois une défaite de la pensée et une régression absolue. 

Dans ce maelström, la gauche au garde-à-vous peut disparaître corps et biens, comme en Italie après les Brigades rouges et l’opération Mani pulite. Empêcher à tout prix ce désastre est notre devoir à tous. Celles et ceux qui ont voté en conscience la prolongation de l’État d’urgence et son durcissement ont pris leurs responsabilités. J’estime qu’ils se sont fourvoyés. Si je suis minoritaire au Parlement, je sais que la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat de la magistrature ou la CGT ne sont pas les seuls à s’opposer à ces mesures. Considérons la « génération Bataclan » : elle sait que cette guerre-là ne se combat pas avec les lignes Maginot du xxe siècle, mais par le respect de nos principes, de nos valeurs, par notre esprit critique, notre inventivité et notre résilience. 

Le ton martial des va-t-en-guerre qui nous gouvernent, et qui veulent maintenant nous imposer une République sécuritaire, est le meilleur moyen de renforcer les soldats du Califat, ici et là-bas. La défense intransigeante de nos libertés fondamentales est pourtant le meilleur bouclier contre les tueurs. Elles doivent rester notre seule arme. 

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