Si l’idée de Dieu avait encore un sens, il serait légitime de se demander si notre époque n’est pas une sorte de huitième jour de la Genèse, durant lequel, après nous avoir laissé faire pendant son temps de repos, le Créateur se serait décidé à reprendre brutalement l’avantage et à soumettre sa créature la plus orgueilleuse et la plus stupide à une expérience proche de celles imaginées en physique pour tester la résistance des matériaux : ­comment donc allons-nous nous comporter tandis qu’on nous malmène de façon tout à la fois continue et diverse ?

On ne cesse aujourd’hui de s’inquiéter. Comme si l’inquiétude devenait la nature véritable de l’homme, notre sang et notre souffle, la marque de nos heures, l’occupation constante de nos esprits. L’intranquillité nous ronge, peu à peu, installant son périmètre d’inconfort jusque dans les anses jusque-là les plus préservées de nos existences. Depuis le tournant du millénaire, elle malmène la liberté à laquelle nous autres, citoyens de pays démocratiques, pensions naturellement avoir droit.

Cette inquiétude peut se lire comme une réponse à ces épreuves agressives concentrées sur un laps de temps très court – si on prend comme moment zéro le 11 septembre 2001. Il est à noter que l’inquiétude n’est en aucun cas la solution qui permettrait de dépasser ces épreuves. Elle en est simplement la résultante et donne une idée précise de notre inertie et de notre faiblesse. Elle est une fièvre provoquée par une maladie profonde que nous ne pouvons pas encore tout à fait analyser, et encore moins guérir.

Aujourd’hui où, à toutes ces épreuves connues, s’en sont ajoutées de nouvelles, tragiques, brutales et specta­culaires, se posent frontalement la question de la liberté ainsi que celle de l’inquiétude, et du rapport entre elles qui en découle : 

– la question de la liberté, car la décision d’une mise en place de l’état d’urgence qui, dans le but de préserver la démocratie et le fonctionnement d’un état soucieux de garantir les idéaux dont il tire sa légitimité et son existence, fait dire à certains que nos libertés individuelles s’en trouvent malmenées, voire amoindries ;

– de l’inquiétude, car l’expression même qui désigne ce fonctionnement particulier et momentané de nos institutions contient en son noyau l’expression, en creux, d’une angoisse qui aurait subitement atteint un stade supérieur, celui de la peur, dont le prochain avatar serait l’effroi ;

– du rapport entre liberté et inquiétude enfin, car à tous les motifs plus haut énumérés qui ont conduit à l’émergence d’une forme nouvelle de malaise existentiel, s’ajoute cette crainte de voir se restreindre le champ d’application de l’un des trois principes fondateurs de la démocratie républicaine rappelés sur tous les frontons de nos mairies ;

– du rapport entre liberté et inquiétude toujours, car sommes-nous prêts aujourd’hui pour continuer à jouir d’une entière liberté de mouvement, de parole, d’expression, de manifestation, de circulation, à ne pas payer en contrepartie un écot à une terreur qui naîtrait de la disparition des contrôles et aux débordements de toute nature qui pourraient en résulter ?

Ainsi nous trouvons-nous face à un dilemme : devons-nous préférer une inquiétude grandissante à une restriction de nos libertés, ou devons-nous choisir de maîtriser notre inquiétude au prix de l’abandon de certaines de nos libertés ? Mais est-ce vraiment demeurer libre que d’être sujet à une permanente et forte inquiétude ? La première des limites à nos libertés n’est-elle pas cette peur même qui nous empêche d’en jouir ? 

Là où le problème apparaît dans une plus grande complexité encore, c’est lorsqu’on fait le constat que les mesures résultant de la mise en place de l’état d’urgence ne sont que partiellement efficaces pour enrayer le danger et stopper l’évolution d’une inquiétude croissante. Il suffit aujourd’hui de si peu de choses pour conforter notre inconfort : quelques armes, quelques hommes, quelques images. Jamais dans l’histoire de ­l’humanité, aussi peu d’êtres humains sont parvenus à créer une angoisse chez des centaines de millions d’autres. La disproportion entre le nombre extrêmement limité des auteurs d’actes sanglants et celui, immense, des femmes et des hommes qu’ils parviennent à traumatiser est inédite. Et je vois là la première restriction aux libertés auxquelles nous sommes tant attachés, notamment celle qui accepte, dans les systèmes démocratiques, le choix du plus grand nombre comme axe et moteur de décision, puisqu’aujourd’hui la tranquillité, la vie, le sort de la majorité des êtres humains semblent assujettis aux actes d’une minorité d’assassins. Il me semble que le véritable enjeu se trouve là, et qu’il convient, avec force et efficacité, de rétablir, dans nos états et dans nos consciences, la loi essentielle qui fonde toute société humaine respectueuse de chacun et de tous, qui veut que ce soit la majorité des êtres qui la composent qui permette aux minorités existantes d’exprimer leur différence sans remettre en cause le pacte commun et le mode de vie acceptés, et non aux minorités de tenter, par tous les moyens, d’imposer leurs choix et leur vision du monde, qu’ils soient barbares ou non. 

 

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