Daech, le bien mal nommé « État islamique », est à beaucoup d’égards une Al-Qaïda qui aurait réussi, tant l’organisation d’Abou Bakr Al-Baghdadi a appris des erreurs et des failles de la matrice du djihad global. Daech se développe comme Al-Qaïda (littéralement « la base » en arabe) dans la double dimension de la « base » verticale, l’ancrage physique dans un territoire déterminé, et de la « base » de données, le réseau transfrontalier de djihadistes mondialisés. Mais, à la différence d’Al-Qaïda, Daech a pu s’emparer d’un territoire, d’une superficie désormais comparable à celle de la Jordanie, à cheval sur la frontière syro-irakienne, où Baghdadi est seul maître. 

Oussama Ben Laden, puis Ayman Al-Zawahiri, son successeur à la tête d’Al-Qaïda en 2011, ont toujours dépendu de leurs protecteurs talibans, en Afghanistan comme au Pakistan. En outre, ces confins afghano-pakistanais étaient enclavés et ne pouvaient être atteints qu’après des jours, voire des semaines de périples complexes. Le « Djihadistan » syro-irakien n’est en revanche qu’à quelques heures d’avion et à peine plus de route de l’Europe occidentale, avec une facilité d’accès qui alimente l’enrôlement et la circulation. Daech est également devenu une organisation prospère, cumulant les revenus du pétrole de contrebande, de différents trafics (antiquités, stupéfiants, voire êtres humains) et du racket systématique des populations locales (sous couvert de toute une batterie de taxes soi-disant « islamiques »).

Daech peut d’autant mieux animer son réseau international de groupes affiliés (en Égypte, en Libye ou au Yémen) et de cellules dormantes qu’il exerce une autorité sans partage sur ce « Djihadistan » moyen-oriental. Et c’est sans doute la charge symbolique de ce territoire, surtout dans son volet syrien, qui est le principal atout de la propagande djihadiste. En effet, le « pays de Cham » (Cham désignant à la fois Damas et la Syrie) doit, selon des traditions attribuées au prophète Mohammed dans les premiers temps de l’Islam, être le théâtre d’un affrontement apocalyptique entre l’armée musulmane et celle des « Roum », non pas les Romains, mais les orthodoxes (ces traditions ont été rapportées à une époque où la menace byzantine sur le jeune pouvoir musulman était une source d’angoisse eschatologique).

Ce choc est censé se dérouler dans le Nord de la Syrie, entre les localités d’A’amaq et de Dabiq, Daech ayant donné le nom de la première à une de ses « agences de presse » et celui de la seconde à son principal magazine en ligne. Toujours selon cette prophétie, les chrétiens sommeront les musulmans de leur livrer les « convertis », l’équivalent contemporain des « volontaires » djihadistes ralliés à Daech. Le refus des musulmans entraînera une bataille épouvantable où un tiers d’entre eux périra et un autre tiers abandonnera le combat. Le tiers toujours engagé ­remportera cependant une victoire éclatante, prélude du triomphe absolu de l’Islam et du Jugement dernier.

Peu importe, dès lors, que Baghdadi croie ou non être l’instrument d’un tel accomplissement, ces prophéties constituent un formidable argument pour ses sergents recruteurs. Les « volontaires » qui rejoignent par milliers le « Djihadistan », un flux que la rhétorique de croisade de l’offensive russe n’a fait qu’amplifier, y gagnent la conviction d’intégrer la communauté des élus, galvanisés par l’imminence du conflit ultime. Les apprentis sorciers de la fin des temps ne peuvent que prospérer sur les ruines du pays de Cham. Espérons qu’il n’est pas trop tard pour faire mentir les prophètes de malheur. 

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