Doit-on dire Daech ou l’État islamique ?

L’appellation même de ce mouvement est problématique. On parle d’État islamique. En arabe, on dit Daech. Lors d’une conférence des ambassadeurs, on a mis dans la bouche de François Hollande que la France était en guerre avec l’État islamique. J’ai dit attention : pour les musulmans, cela signifie que la France est en guerre avec l’islam. La Mauritanie s’appelle la République islamique de Mauritanie. J’ai suggéré au président et à Laurent Fabius de prendre le terme Daech, d’utiliser leur acronyme. On les nomme ainsi comme objet sans leur donner la légitimité d’un État. Je les ai convaincus. Mais notre classe politique est fermée à l’université. Voilà un problème clé de cette affaire : embaucher douaniers, soldats, gendarmes, très bien. Mais les études arabes en France sont totalement détruites depuis deux ­quinquennats. 

Pourquoi ne pas dire État islamique ?

C’est lui reconnaître la qualité d’État. Dans sa déclaration solennelle de Versailles, François Hollande parle même d’une armée djihadiste, comme s’il avait une armée. 

Ce n’est pas le cas ?

On peut le contester. Les massacres du 13 novembre à Paris illustrent le djihad de la troisième génération. La précédente, celle de Ben Laden, était « top-down », dirigée par le haut. Un chef envoyait les billets d’avion, payait des cours de pilotage. Puis des exécutants parfaitement formés accomplissaient leur mission. Au Stade de France, où les kamikazes devaient exploser dans la foule, ils ont déclenché leurs ceintures d’explosifs à l’extérieur et n’ont tué qu’eux-mêmes. Rien à voir avec le 11-Septembre. Quand on observe les tueurs du Bataclan, ou Coulibaly en janvier à l’Hyper Cacher, ils ont des comportements d’adolescents pervers qui dézinguent des avatars avec leurs jeux vidéo. Ce sont les mœurs des loubards et du crime. Pas d’idéologie ou de grande doctrine. Ils ont remporté une victoire tactique par le nombre de morts et par le traumatisme causé. Mais les solidarités qu’ils ont réussi à créer sont très faibles. 

Pourquoi ?

En janvier, les terroristes avaient ciblé des groupes incriminables à leurs yeux : des « islamophobes », Charlie, des « apostats », le policier Ahmed Merabet, ou des juifs. Quand la solidarité s’est exprimée le 11 janvier, certains ont pu dire « Sheh ! » (Bien fait !) ou « Je ne suis pas Charlie », « Je suis Coulibaly ». Après le 13 novembre, l’identification à la terreur est plus difficile. Même parmi ceux que Daech veut séduire pour recruter des auxiliaires de la guerre civile en Europe, il est très compliqué de trouver des personnes disant « Je ne suis pas Bataclan ». Comme on a procédé à des assassinats indiscriminés, les victimes forment un échantillon très représentatif de la population parisienne jeune, avec une exception remarquable : on note très peu de juifs parmi les victimes, puisque c’était shabbat. Dans le fantasme du djihadisme, c’est un échec catastrophique. Tout le monde est uni dans la douleur et la dignité, y compris ceux dont les tueurs cherchaient le soutien. Cela me rappelle la période 1995-1997, quand les pères de famille algériens ont été les principaux remparts contre le jeune terroriste du GIA, Khaled Kelkal, et ses acolytes. Ces hommes qui s’étaient sacrifiés toute leur vie ont refusé de suivre ces jeunes imbéciles. La police a pu les liquider.

Un massacre, malgré son ampleur, peut-il être un échec ?

Le terrorisme a son économie politique en soi. Après le 11 septembre 2001, il y a eu Londres, Madrid, Nairobi. Ces attentats ont eu de moins en moins d’efficacité car ils n’ont pas déclenché la révolte des masses. Le 13 novembre a été un pas de trop. On est bien loin de la guerre civile. On est, au contraire, dans un rejet massif que partagent ceux dont ils voulaient faire leurs alliés. Cette génération est différente des Ben Laden, fils de grande famille du BTP saoudien, ou des Al-Zawahiri dont le grand-père était grand imam ­d’Al-Azhar. Ils étaient intellectuellement bien formés. Ils pensaient stratégiquement. On a affaire aujourd’hui à de pauvres types. Les Belges et les Français sont considérés comme des nuls chez Daech. Ils ont voulu montrer qu’ils pouvaient se dégager de leurs liens d’allégeance avec la France. Mais ils se heurtent à un vrai État, à une vraie société, à des services de sécurité. L’assaut de Saint-Denis, donné sur renseignement, le montre. En 2012, les services français ont raté l’affaire Merah. Depuis trois ans, ils ont appris par l’erreur. 

Vous parlez d’un djihadisme de la troisième génération. Pouvez-vous en retracer la généalogie ?

La première est le djihad en Afghanistan, entre 1979 et 1997. L’Armée rouge envahit l’Afghanistan. Les États-Unis aident à la création d’un mouvement djihadiste sunnite, surtout financé par les Saoudiens et les émirats du Golfe. Ses hommes sont entraînés et armés par la CIA, qui poursuit deux objectifs : piéger l’ours soviétique et lui infliger un Vietnam en Afghanistan ; faire en sorte que l’Iran, qui se veut le héros du monde musulman révolution­naire, soit contré par les sunnites ­saoudiens. La grande victoire est celle des moudjahidines sunnites qui vont obliger les soviétiques à se retirer ­d’Afghanistan le 15 février 1989. 

Les djihadistes sunnites sortent auréolés de cette extraordinaire victoire. Il leur appartient de rejouer la saga du Prophète et de ses successeurs qui ont détruit l’Empire perse sassanide puis Byzance. Eux ont défait Moscou et le communisme. Ils peuvent se retourner vers la Byzance contemporaine, l’Amérique. D’abord ils tentent de dupliquer le djihad afghan en Algérie et en Égypte. Mais ils échouent. Les massacres du temple d’Hatchepsout, en 1997, vont contre les intérêts d’un pays qui vit du tourisme. En Algérie, le GIA est apparu comme l’ennemi et a été éliminé. Ainsi a disparu la première génération.

Comment a surgi la deuxième génération djihadiste ?

La première privilégiait la lutte contre l’ennemi proche. La suivante a privilégié la lutte contre l’ennemi lointain, celui qui ne l’attend pas. Il s’agissait de taper sur l’Amérique, patronne de tous les « laquais apostats », de la montrer en colosse aux pieds d’argile. Ce fut ce qu’Al-Qaïda nomma la double razzia bénie du 11-Septembre, à New York et Washington. Ce fut un échec politique car personne ne s’est soulevé après. Le terrorisme poursuit deux buts : terroriser l’adversaire et galvaniser les soutiens. 

Comment a surgi une troisième génération du djihad ?

Elle naît autour d’Al-Zarqaoui le Jordanien et d’Al-Souri le Syrien. C’est un processus dialectique. L’affirmation avec le djihad afghan, la négation avec Ben Laden qui prend le contre-pied, puis la négation de la négation à partir de 2005. Zarqaoui  dirige la branche d’Al-Qaïda en Irak. Contrairement aux instructions de Ben Laden, qui consistent à cibler les Américains et leurs alliés, il se met d’accord avec la base sunnite et saddamite pour défendre tous les sunnites contre la majorité chiite. Par-delà l’idéologie islamiste radicale, Daech en Irak acquiert une base de soutien très forte parmi les tribus sunnites et les anciens agents de renseignement de Saddam Hussein qui étaient laïcs, buvaient de l’alcool, avaient des femmes non voilées. Pour survivre, ils se sont fait pousser la barbe et ne boivent plus qu’en cachette… Daech en Irak est assez fort car il s’appuie, outre l’idéologie, sur ce qui reste de l’ancien État de Saddam Hussein. 

Quel est le rôle d’Al-Souri ?

Un rôle idéologique. Dans un livre qui paraît en ligne en 2005, Appel à la ­résistance islamique mondiale, un texte de 1 600 pages, il explique que Ben Laden se trompe et qu’il faut adopter un djihad par le bas. Un djihad qui permette de mobiliser des jeunes qui vont commettre des attentats non plus contre l’Amérique, c’est trop loin, trop difficile, mais dans le ventre mou européen.

On passe de Lénine à Gilles Deleuze. Ce n’est plus une organisation pyramidale avec des chefs qui ordonnent et des exécutants, c’est le rhizome deleuzien. On va s’appuyer sur des abrutis locaux qu’on va manipuler, en leur disant de tuer des gens dans leur entourage. Il faut juste semer la terreur. C’est du djihad de proximité. La vision est simpliste. Une islamophobie massive verra le jour. Les musulmans vont se ranger derrière les plus radicaux, ce sera la guerre civile. Puis le califat triomphera sur terre. Les terroristes veulent polariser la population. Ils veulent que l’extrême droite attaque les mosquées, que les musulmans de France se rassemblent derrière les groupes les plus radicaux et que naissent des guerres d’enclaves et de ghettos. 

Comment cette nouvelle mouvance ­prend-elle corps en France ?

Ce djihad mûrit entre 2005 et 2012. Dans la communauté ariégeoise ­d’Artigat, composée d’anciens gauchistes qui passent à la charia et au djihad. Et aussi dans les prisons. Ce sont les prémices de Daech. À Fleury-Mérogis, j’ai vu comment Djamel Beghal, le Français le plus gradé d’Al-Qaïda, était isolé juste au-dessus des cellules de Chérif Kouachi et Amédy Coulibaly. Les gars se parlaient par la fenêtre. Des yo-yo pendaient entre les deux étages. Ce contact fut le moment fondateur de ce qui, dix ans plus tard, a abouti aux attentats de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Après sa libération, Coulibaly sera mis en avant comme exemple d’insertion, en même temps qu’il s’entraîne au tir. Il sera de nouveau arrêté pour avoir essayé de faire évader l’artificier de Khaled Kelkal, Smaïn Aït Ali Belkacem. On le libère avant la fin de sa peine. L’administration ne tarit pas d’éloges sur son compte : il a passé un brevet de secourisme ! On lui enlève son bracelet électronique dès mai 2014, tant il est formidable. Il peut se consacrer aux attentats de janvier 2015.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et CLARA WRIGHT 

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