Le chef a déployé ses hommes pour le choc.
L’étendard de la Mort précède son armée.
Lorsque la guerre éclate et fait luire ses crocs,
la bataille fait rage et ricane, enflammée.
Mais nous autres  n’avons d’autres arcs que nos mains :
      des lis candides sont nos flèches.
Et la guerre est un jeu entre amis et amants,
      où les lances sont branches fraîches.
Notre guerre est un jeu de bonne compagnie,
où l’on ne meurt que du plaisir d’amour.
Quand nous jouons du luth, d’autres battent tambour.
Nous, nous avons des fleurs comme cavalerie
et nos balistes lancent pommes du Liban.
Nous nous battons pour un adolescent
      qui nous tient prisonniers en nous versant à boire.
On ne voit là qu’ivrognes, ivres morts.
Cette guerre est inoffensive et sans histoire :
Si le vin tue, il sait ressusciter les morts.

 

Traduit de l’arabe par Vincent-Mansour Monteil, Le Vin, le Vent, la Vie © Actes Sud, 1998

 

 

De même que la France est la fille aînée de l’Église avant d’être libertine, la poésie arabe n’est pas tout entière vouée au divin. Si Abû-Nuwâs soutient que son front porte la marque indélébile des prosternations, son gosier, lui, est rempli de vin. Et ce n’est que l’un des vices de « l’homme aux longs cheveux bouclés » que le désir menait des garçonnes aux éphèbes. Son œuvre, des viiie et ixe siècles, est parmi les plus influentes de la littérature moyen-­orientale. Elle mêle les portraits satiriques et les diatribes à de célèbres vers bachiques ou d’un érotisme cru. À côté d’images plus convenues, Abû-Nuwâs n’hésite pas à y parler des pollutions nocturnes que provoquent les refus. Car sa plume sait aussi rendre compte d’une condition humaine trop souvent guidée par le manque et l’angoisse. Le poème ci-­dessus oppose les conflits armés au « jeu de bonne compagnie » qu’est la guerre amoureuse. Dans sa traduction inspirée, Vincent-Mansour Monteil alterne alexandrins, décasyllabes et octosyllabes. La violence qui ricane, personnifiée dans les premiers vers, laisse place à une carte de Tendre balistique. La cinquante-deuxième sourate du Coran reporte les plaisirs de la boisson au paradis où circulent des échansons beaux comme la perle cachée. Mais Abû-Nuwâs n’attend pas. Il fête dans une dernière pique les mérites doubles du vin. Son carpe diem n’a ni excuse, ni gueule de bois. Louons son courage ! Et, puisque l’indignité de Daech a « tout éclaboussé, comme un chameau qui pisse », songeons à renouveler par ses vers nos réserves d’insultes. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !