« Terrorisme » et « terroristes », ces deux mots naissent avec la chute de Robespierre et la réaction thermidorienne qui mit fin à la Terreur. Ceux qui voulaient vaincre pour fonder un nouvel espace politique et symbolique égalitaire sont devenus les vaincus de l’histoire. Les terroristes, ce sont donc les Robespierre, les Saint-Just, mais aussi tous ceux qui se sont battus en affirmant « la liberté ou la mort », tous les Jacobins dont on ferme le club, tous les citoyens qu’on réduit concrètement à la passivité politique en leur refusant, par la mise en place d’un suffrage censitaire et le refoulement du droit de résistance à l’oppression, toute citoyenneté active. Les terroristes, ce sont tous ces hommes qu’on qualifie d’hommes de sang, dont on stigmatise une cruauté froide ou avinée selon les positions de mandataires ou de mandatés, dans tous les cas une cruauté qui n’aurait pris la politique que pour prétexte à l’assouvissement d’une passion du sang. La Terreur sera le nom donné par l’histoire à cette période du « terrorisme ». Le regard porté sur l’an II de la République comme période de terreur et d’effroi est bien par définition thermidorien.

Cependant, en inventant le néologisme de « terroriste », les thermidoriens ont aussi procédé à l’oubli actif de ce qui avait assis la légitimité en situation de cette violence qualifiée de populaire : un processus juridico-politique de responsabilité collective. En effet, le devoir d’insurrection consacré dans l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 faisait de tout un chacun un veilleur qui devait soit s’insurger au risque de sa vie, soit prendre en charge les décisions de la Convention nationale. 

L’oubli actif est celui qui s’opère après les temps de fondation, quand la figure de l’ennemi irréconciliable devient obsolète et insupportable. Désormais les « terroristes » seront, pour les républicains, l’altérité dont il faut se défendre. Les plus fervents d’entre eux, tel Victor Hugo, peu suspect d’idéologie contre-révolutionnaire, affirmèrent sans cesse que même face à un crime comme celui du 2 décembre 1851, ils n’en appelleraient jamais à la terreur révolutionnaire. Les actes des vaincus de l’histoire révolutionnaire seraient devenus infamants pour ceux de leurs héritiers qui s’aviseraient de les rejouer. Même s’ils pouvaient être compris, et le roman de Victor Hugo Quatrevingt-treize en témoigne, aucune autre situation ne pourrait conduire à les répéter comme tels. Ceux mêmes qui ont à charge de défendre la mémoire révolutionnaire savent que le temps de la fondation n’est pas rejouable et que ces actes de terreur sont désormais non contemporains.

Le mot terroriste aura ainsi permis de dissocier les actes de la terreur de leur configuration et de leur signification politiques, une configuration de souveraineté, un combat collectif, décidé et responsable, pour faire ­advenir une société fondée sur les droits de l’homme et du citoyen. 

« Peu importe qu’on meure de la peste ou de la révolution. La nature morale (ou l’histoire) n’a pas à être plus morale que la nature physique. » C’est ainsi que l’écrivain allemand Georg Büchner fait parler Saint-Just, dans La Mort de Danton (1835). La dissociation thermidorienne est ainsi consacrée par Georg Büchner. « Terroriste » s’offre donc comme la disqualification normative où se dit à la fois l’insupportable du danger qui circule et traverse les corps exposés, et la délégitimation par les vainqueurs thermidoriens d’une violence souveraine effectuée hier par des représentants du peuple légitimement élus, devenus des terroristes vaincus, criminalisés et exclus rétro­activement du champ politique légal et légitime.

Le mot a été souvent recyclé. Il aura permis également de nommer les résistants, ceux encore une fois qui affirmaient au prix de la vie qu’ils n’étaient pas encore des vaincus dans les régimes d’occupation ou de collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale. Terroristes encore, en Algérie, ceux qui affirmaient la nécessité d’en finir avec la citoyenneté de seconde zone qu’offrait alors la France à ses colonisés. Terroristes, tous ceux qui cherchèrent à fonder la possibilité d’une politique qui fasse cesser le processus de domination subi par les vaincus. Mais « terroristes » aussi, ceux qu’on appela en 1969 des « pirates de l’air ». 

La terreur révolutionnaire n’est pas le terrorisme. Car elle ne peut être identifiée au discours thermidorien tenu sur elle et qui pourrait bien n’être qu’une fascination mortifère pour le discours de cruauté au moment de détruire toute possibilité de résister à l’oppression pour le peuple souverain. A fortiori on ne peut vraiment pas mettre en équivalence morale cette terreur révolutionnaire et le terrorisme de 2001, 2015 ou la violence cruelle de Daech. Ce serait un non-sens historique et philo­sophique. 

Le projet politique de l’an II visait une justice universelle encore à venir, celle de l’égalité entre les hommes comme réciprocité de la liberté, celle de l’égalité entre les peuples comme réciprocité de la souveraineté. 

La violence exercée le 11 septembre 2001 par Al-Qaïda, on le sait, ne visait ni l’égalité ni la liberté. La guerre actuelle menée par Daech non plus. 

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