En quoi la France est-elle une cible de l’État islamique ?

La France est engagée depuis quatorze mois, au titre de l’opération Chammal, dans la coalition occidentale contre l’État islamique en Irak et en Syrie, avec des moyens qui vont être doublés à partir du 18 novembre, lorsque le porte-avions Charles de Gaulle complétera dans le Golfe persique les forces aériennes présentes en Jordanie et dans les Émirats arabes unis. La France a également des conseillers militaires auprès des forces kurdes qui progressent et se préparent à investir Rakka, la « capitale » de l’État islamique. On peut faire l’hypothèse que les ciblages français contre les camps d’entraînement en Syrie et contre les têtes des réseaux d’enrôlement de Français, sont efficaces. Le fait que la politique étrangère française appuie le camp sunnite contre le régime de Damas n’émeut pas les djihadistes de l’État islamique. Ces derniers insistent dans les vidéos de propagande sur « la fin de Sykes-Picot », c’est-à-dire de ces accords qui divisèrent l’Orient entre deux puissances mandataires, la France et le Royaume-Uni, en 1916, mais qui furent vite dépassés. Ce qui est ici visé c’est l’attachement de la France, et de la plupart des autres États, à la stabilité des frontières de l’Orient, face au projet de califat sans frontières affiché par Daech. Enfin, la France par sa laïcité réaffirmée et sa foi dans les valeurs universelles est un obstacle à la promotion d’une autre vision du monde par les islamistes radicaux.

On entend dire que nous sommes
en guerre, mais de quelle guerre ­
parle-t-on ?

La guerre est le grand impensé des Européens depuis 1989, pour une raison logique et respectable, puisque la paix entre des peuples qui se sont longtemps combattus est le socle de la construction européenne. La guerre prend plusieurs formes : celle des opérations extérieures visant à stabiliser des États, comme dans les pays africains du Sahel. Celle aussi de la riposte à des actions terroristes de grande envergure. Daech garde l’initiative du choix du moment et du lieu. On savait qu’après « l’échec », de son point de vue, de la tentative de carnage dans le Thalys Amsterdam-Paris, le 21 août, d’autres actions étaient en préparation. Comme l’avait déclaré l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic fin septembre, « la vraie guerre que l’État islamique entend porter sur notre sol n’a pas encore commencé ». Il s’exprimait en technicien. Nous y sommes depuis le vendredi 13 novembre. Il s’agit donc d’une guerre asymétrique qui transpose sur le territoire français les tactiques inédites des kamikazes, jusque-là réservées aux théâtres de l’Orient. La menace ne procède plus seulement d’individus isolés, comme le montrent les derniers résultats des enquêtes relatives aux attentats de janvier 2015, qui insistent sur la coordination des actions et le lien avec des commanditaires.

Comment riposter efficacement ? Quels sont les meilleurs moyens de défense, en France et en Europe, contre ce terrorisme organisé ? 

La France et d’autres États européens font face à des menaces transnationales dont les donneurs d’ordres sont au Moyen-Orient et les exécuteurs, des citoyens européens. À l’échelle du territoire national, il devient incompréhensible pour les citoyens que, bien souvent, les auteurs identifiés des attentats soient présentés comme « connus des services » et qu’ils fassent l’objet de fiches au titre de la surveillance de la sûreté de l’État, les fiches S. Selon le Premier ministre, le fichier des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste, le FSPRT, recense plus de onze mille personnes, dont mille cinq cents sont actives dans les filières du djihad en Orient. Si des procédures de détention préventive étaient efficaces et conformes au droit dans une situation d’urgence, pourquoi ne pas les mettre en œuvre ? En évitant toutefois les excès de l’ordre d’exécution du 19 février 1942 signé par le président Roosevelt, qui autorisa l’expulsion ou la détention de quelque 120 000 Japonais dont les deux tiers étaient des citoyens américains. Et en coordonnant cette mesure exceptionnelle avec les gouvernements des pays voisins qui servent de bases arrière, comme la Belgique.

D’autres pays sont en effet visés, si l’on en croit le porte-parole de l’organisation non étatique Daech : le Royaume-Uni (« Big Ben ») pour les mêmes raisons que la France mais également l’Italie (« Rome ») comme siège de la papauté.

Que peut-on redouter pour l’avenir ?

Nous devons redouter la poursuite de ces tentatives de carnage car l’avenir de Daech dans les territoires qu’il contrôle aujourd’hui est loin d’être assuré. Cette base territoriale qui faisait sa force – des ressources, une capacité d’enrôlement, d’entraînement et d’endoctrinement – est aussi sa faiblesse tactique car les forces kurdes au nord et les actions de la coalition finiront par en avoir raison. Daech s’est donc préparé à passer d’une logique de territoire à une logique de réseau internationalisé et coordonné, au service d’une idéologie islamiste conquérante. 

Nous devons également redouter notre manque de lucidité sur les racines de ce phénomène et notre angélisme sur l’état du monde. Notre sens aigu de la culpabilité conduit à l’analyser en termes économiques et sociaux, et pour l’Orient, en référence à un passé colonial qui, en réalité, fut fort bref. Le seul déclassement social ne rend pas compte de cette haine absolue et de la détermination et du sang-froid des assassins ; ils sont mus par une idéologie islamiste radicale qui veut détruire ce que nous sommes, en Europe, et qui veut imposer une autre vision du monde. Cette offre idéologique étayée par un corpus élaboré, séduit des jeunes déclassés manipulables qui constituent les soldats de réserve du groupe dirigeant de l’État islamique. Dans ce contexte, il convient d’enrayer la baisse continue des budgets de défense et de sécurité au sens large, engagée depuis la révolution démocratique pacifique de 1989. Nous avons des ennemis, non pas de notre fait mais parce que nous sommes désignés comme tels. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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