Nous sommes au centre de rééducation du CHU de Nantes. La professeur Brigitte Perrouin-Verbe, qui dirige le service, nous reçoit dans son bureau. À côté d’elle, l’un de ses patients, Philippe Pozzo di Borgo, incarné à l’écran par François Cluzet. Tous deux ont accepté de dialoguer avec nous sur la demande sociale de plus en plus forte en France d’un droit à l’euthanasie. 

Quelle était votre position sur le « droit à mourir dans la dignité » avant votre accident ?

Philippe Pozzo di Borgo : Je n’avais jamais envisagé de devenir fragile. Comme la plupart d’entre nous, j’étais dans l’action et le mouvement. Je courais après quelque chose qui n’existait pas, dans un esprit de compétition permanent. Je crois bien que je n’avais jamais percuté sur la notion de handicap. Privilégié, rencontrant le succès, cela me semblait inconcevable d’être très diminué jusqu’à la souffrance, l’incapacité de faire quelque chose. Comme 92 % des Français, il était pour moi évident que si je devais souffrir d’une rupture brutale, tragique, m’interdisant toute capacité d’agir, je souhaiterais qu’on arrête cet état.

 

Étiez-vous partisan, auparavant, d’une euthanasie active dans certains cas ?

M. Pozzo di Borgo : Je ne m’étais jamais posé la question ainsi. Mais maintenant que je suis de l’autre côté de la barrière, il n’en est pas question. Aujourd’hui, mon point de vue est réfléchi. À l’époque il était instinctif. 

 

Comment recevez-vous les débats qui ont cours à ce sujet ?

M. Pozzo di Borgo : J’ai conçu de l’inquiétude en entendant la promesse électorale du président de la République d’ouvrir à nouveau une réflexion. Il n’a probablement pas étudié le sujet. Mourir dans la dignité… C’est une erreur de définition. 

Pr. Perrouin-Verbe : Je suis en complet accord avec vous. Que veut dire « mourir dans la dignité » ? Une personne malade serait-elle indigne ? La dignité, ce n’est pas cela. La dignité, c’est intrinsèque à l’homme ou à la femme. La maladie n’est pas indigne. Le handicap n’est pas indigne. Et on ne peut pas réduire quelqu’un en situation de handicap à sa situation de dépendance ou de souffrance. Le handicap n’est pas un attribut de la personne.

M. Pozzo di Borgo : Notre époque considère trop facilement l’être humain comme du jetable. Les nouvelles tentatives de légiférer sur la fin de vie font partie de cette vision. On débranche parce que la personne bave ou n’est plus maîtresse d’elle-même. Pas assez autonome, plus digne de considération. Quelle inhumanité ! On parle de dignité posturale, mais que ce soit chez les Anciens, au Siècle des lumières ou aujourd’hui, la notion de dignité s’attache à l’homme même. C’est une notion ontologique. À suivre ce chemin, nos sociétés finiront par vouloir appliquer une sorte de règle des 80/20. Les 80 % qui sont dans la norme auront le droit de vivre. Les 10 % d’enfants différents seront éliminés et les 10 % de vieillards encombrants aussi. C’était la prémonition d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes (1932). À la moindre ride, on vous supprime. Hitler est arrivé au pouvoir quelques années après…

Pr. Perrouin-Verbe : Oui, nous devons être très prudents. Nous vivons dans une société normative et il ne faut pas ouvrir des portes inconsidérément. Il existe déjà une dérive potentielle, y compris dans l’exercice de la médecine. On voit bien que les contraintes médico-­économiques font courir le risque à la médecine d’être moins attentive à l’égard des personnes âgées en bout de course et des personnes handicapées. 

Le jugement normatif sur les handicapés, le « ils sont forcément malheureux, diminués », est intolérable. C’est un obstacle pour leur rééducation.

M. Pozzo di Borgo : Cette violence est réelle. 

Pr. Perrouin-Verbe : Quand des handicapés font un problème de décompensation aiguë et qu’il faut les prendre en charge en réanimation, nous sommes parfois obligés de nous battre et ­d’expliquer à des réanimateurs que leur qualité de vie est excellente. Je suis assez inquiète de l’évolution de cette médecine où on n’aura plus le temps de s’occuper de gens soi-disant différents. Nous sommes toujours dans une société discriminante avec ses a priori, des systèmes de pensée qui considèrent que les handicapés sont différents, malheureux. Alors, à quoi bon, par exemple, accéder à leurs besoins de santé ? 

Le raisonnement peut s’appliquer à des personnes âgées. Certains vont penser qu’il n’y a pas de raison d’aller plus loin sur le plan thérapeutique. Cela existe déjà. La responsabilité est politique parce que nous sommes dans une société non inclusive. Lorsque des personnes ne vivent pas le quotidien des autres, elles sont considérées comme différentes, comme une minorité moins intéressante.

M. Pozzo di Borgo : Je dirais que c’est une question éthique plus que politique. Ceux qui ne croient pas à la performance, à la norme, prennent le risque d’être marginalisés et déconsidérés. C’est le regard de la société sur la différence qui peut être douloureux, inquiétant, angoissant et anxiogène. Et qui l’est aussi pour le valide. En creux, il peut se demander comment la société réagira s’il lui arrive quelque chose. Cela met tout le monde à cran. Dans l’univers de l’entreprise, assez brutal avec sa logique économique, on va se poser la question du coût de son maintien. Dans le domaine de la santé, du coût d’un service hospitalier comme celui où nous sommes. Cela me fait très peur. Ces questions m’inquiètent depuis que je suis dans l’immobilité et le silence. Je ne les avais pas perçues auparavant. De même que je n’avais pas saisi toute la richesse qu’il y a à être dans le silence. À être fragile et à reconnaître sa fragilité… À accepter sa condition.

 

Prenons le cas de Vincent Humbert, mort en 2003, qui avait obtenu de son médecin une assistance pour mourir. Ce tétraplégique…

Pr. Perrouin-Verbe : Je vous arrête : il n’était pas tétraplégique. Là aussi, les médias ont une responsabilité. Un tétraplégique, c’est un patient comme Philippe Pozzo di Borgo : une lésion de la moelle épinière qui provoque la paralysie des quatre membres, mais qui ne touche pas à l’intégrité de la faculté de penser, au cerveau. Vincent Humbert avait une lésion cérébrale, il était malvoyant et muet. Sans connaître son dossier, il était vraisemblablement proche par moments de ce qu’on appelle un état pauci-relationnel : un stade où l’on peut avoir certaines réactions à l’environnement, mais avec des altérations de la connaissance.

M. Pozzo di Borgo : Il souffrait parfois de blocages complets, d’obsessions, mais il était capable d’échanges, capable de rire. Il était en lien.

Pr. Perrouin-Verbe : Ce que je veux dire, c’est que les médias devraient savoir dissocier les situations entre des gens qui peuvent avoir des lésions cérébrales très sévères et les autres. 

 

À partir de ce cas, considérez-vous qu’il ne faut jamais donner à un malade accès au droit à mourir ?

Pr. Perrouin-Verbe : Nous avons tous accompagné des patients réellement en fin de vie, en traitant leur douleur, pour qu’ils puissent s’éteindre progressivement. Cela ne me pose pas de problème. Mais on confond tout : la fin de vie et des situations de pathologie chronique. Et dans ces situations, on confond les différents degrés d’atteinte. Si on parle de fin de vie, c’est-à-dire d’une mort imminente, en raison de l’âge ou d’une maladie, je considère que la loi Leonetti répond à nos questions.

 

Faut-il, comme en Belgique ou en Suisse, un cadre légal plus large qui permette de donner accès à des produits létaux aux personnes qui ne sont pas forcément en fin de vie et qui veulent se suicider ?

M. Pozzo di Borgo : Ces personnes sont en désespérance complète. N’est-ce pas à la société de leur proposer l’aide de structures, avec des professionnels et leurs familles ? Il faut les mettre en lien pour essayer de les sortir de leur désespérance. Quelqu’un doit leur dire : je suis là, je t’accompagne, je ne te laisse pas tomber. C’est ma réponse. J’espère que si je me retrouvais dans cette désespérance insupportable, on me viendrait, non pas en secours, mais en considération. Cela renvoie à une question éthique : notre société peut-elle répondre à des demandes de suicide assisté de personnes qui ne sont pas en fin de vie ? Je préfère un investissement dans l’accompagnement qu’une possibilité de me « sortir ». Même si une loi existe, je pense qu’il peut être sage de ne pas l’appliquer. 

Pr. Perrouin-Verbe : Ma réponse, c’est l’expérience que l’on a dans notre service. Nous sommes là pour prendre en charge des patients malades ou blessés du système nerveux. Certains nous disent : on veut mourir. Parfois il y a la pression des familles qui nous demandent de ne pas réanimer leur proche. Mais ici, nous traitons les malades, nous les aidons dans leur projet de vie. Plus de 90 % de ces patients, lorsqu’ils sont revenus chez eux, disent que la vie vaut la peine d’être vécue. Bien sûr, quand on a brutalement un accident sévère, on ne peut pas se projeter dans l’avenir. C’est notre rôle de montrer que l’on peut vivre. Nous avons ici des jeunes de 20-25 ans qui vont ressortir, reprendre leurs études, se marier, faire des enfants, travailler pour certains.

Je suis frappée de ce que l’on veuille s’approprier la mort. Mais elle vient quand elle vient ! Qu’elle soit rendue plus confortable en fin de vie, oui. Que certains veuillent nous transformer en prestataires de services de la mort, non ! Je ne suis pas là pour donner la mort ; je suis là pour reconstruire la vie. 

M. Pozzo di Borgo : J’ai vu hier un documentaire très fort de Luc Jacquet, La Glace et le Ciel, où on découvre le travail de scientifiques qui procèdent à des carottages dans l’Antarctique. Pendant 800 000 ans, le climat a connu des cycles. Mais durant les cent dernières années, l’homme s’est approprié le climat. Nous faisons la même chose avec la nature. Ce que l’on fait déjà à la Terre, très fragile, je redoute qu’on le fasse aux individus fragiles. On ne respecte plus l’être humain dans sa diversité. Ce n’est pas la bonne solution. 

 

Votre attitude se rattache-t-elle à une foi ?

M. Pozzo di Borgo : Non… Je suis pratiquant mais non croyant ! La foi est une chose qui m’échappe complètement même s’il m’est arrivé dans le passé, avec ma femme, de participer à des groupes de prières. Ce n’est pas faire référence à un Dieu ou à une croyance religieuse de dire que la vie est belle, extraordinaire, unique. Soyons clairs : je la découvre beaucoup plus depuis que je suis handicapé. Au fond de moi-même, j’ai découvert cette évidence : touche pas à la vie, ne touche pas à ma vie ! 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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