Émoi aux Nations unies : un inconnu se promène la nuit dans les couloirs du Palais en compagnie d’une colombe, et se réfugie dans un espace introuvable de l’immeuble new-yorkais. Voici le dialogue imaginé par Romain Gary, entre le secrétaire général des Nations unies, baptisé Traquenard, et l’un de ses proches collaborateurs, Bagtir. Extrait du roman satirique sur l’ONU, L’Homme à la colombe (1958), que Gary signa du pseudonyme Fosco Sinibaldi.

 

– En tout cas, ceux qui croient nous discréditer en payant un agent provocateur pour qu’il hante la nuit les couloirs de l’Organisation, une colombe à la main, se trompent grossièrement. La preuve est faite depuis longtemps que rien ne peut discréditer les Nations Unies. Ceux qui pensent m’émouvoir, me faire pleurer, en évoquant, au milieu de ce gratte-ciel, de ce gigantesque moulin à vent, je ne sais quel fantôme de l’humain, ceux qui pensent me faire pleurer d’espoir déçu, se trompent également…

– Le secret le plus absolu doit être observé sur ce que je vais vous apprendre. Vous savez que lorsque les plans du gratte-ciel ont été élaborés, une commission internationale des Nations Unies a été chargée de superviser le travail des architectes. Naturellement, les membres de cette commission n’étaient d’accord à peu près sur rien. Bref, lorsque les différents points de vue eurent été conciliés, les dernières modifications apportées, et que le bâtiment se dressa au-dessus de l’East River, il advint enfin une chose extrême­ment gênante… Nous avons perdu une pièce. Vous comprendrez que la première chose à faire, c’est d’éviter que cela se sache. Cela risquerait de produire un effet très nuisible dans le monde. Le prestige des Nations Unies en souffrirait. Une organisation comme la nôtre qui, il faut bien le dire, n’a encore résolu aucun des grands problèmes en vue desquels elle a été créée, n’a qu’une excuse, et c’est l’efficacité. Il faut que notre système d’air conditionné soit parfait, que nos ascenseurs volent littéralement, que nos escaliers roulants ignorent la panne, que notre service téléphonique fasse l’admiration du monde, que notre classement soit impeccable, que notre correspondance soit citée en exemple de perfection administrative atteinte dans le style, le papier et la présentation. Je le répète, nous devons donner au monde un exemple d’efficacité.

Bagtir tira pensivement sur sa pipe.

– Mon cher ami, je vous ai souvent dit que vous autres Occidentaux, vous manquez de cette sérénité qui vient d’une longue contemplation de l’horizon. Pour les Nations Unies, il n’est pas indispensable de résoudre les problèmes. Naturellement, il faut essayer. Mais il s’agit pour nous moins de résoudre les problèmes que de durer plus longtemps que ceux-ci. Notre but suprême, c’est la survie. Si, sans résoudre de problèmes, nous arrivons tout simplement à leur survivre, au bout de cinquante ans on commencera à dire que les Nations Unies ont accompli de grandes choses. Si nous demeurons là, solides au poste, malgré les guerres, les famines, les terreurs policières, et les injustices sociales, tout le monde sera convaincu de notre puissance. Si au contraire nous usons nos forces et notre prestige à nous mesurer avec ces problèmes, nous n’arriverons qu’à donner au monde un exemple d’impuissance et de stérilité. Les Nations Unies doivent être une très grande dame. Cela demande beaucoup de dignité, beaucoup d’éloignement et une certaine façon de traiter le monde de très haut. Nous sommes très exactement ce qu’on appelle une force spirituelle. Il serait absurde de la gaspiller à vouloir résoudre les problèmes pratiques et immédiats, des problèmes de rencontre que nous croisons sur notre chemin. En ce qui concerne notamment l’incident qui vous préoccupe tant, cette apparition dans nos couloirs de l’homme à la colombe, je vous conseille de le laisser tranquille, il passera.

– Autrement dit, je ne fais rien ? demanda Traquenard, avec espoir.

– C’est la meilleure attitude que les Nations Unies puissent adopter dans les circonstances historiques difficiles que nous traversons. Durer, regarder tout cela sans se laisser tenter par les sollicitations et les tentatives de diversion qui cherchent à nous détourner de notre but. Lorsque nous serons une institution millénaire, nous pourrons jeter un regard de fierté sur le chemin parcouru malgré toutes les guerres. C’est ce qu’on appelle très exactement acquérir de la patine.

Le Secrétaire général Traquenard ne paraissait pas rassuré.

– Quand même, ne serait-ce qu’au point de vue de la sécurité, cela me paraît extrêmement inquiétant. Nous avons parmi les délégués de puissants dictateurs qui ont exterminé des populations entières et nous devons assurer leur protection. Cet homme est peut-être un dangereux illuminé. Il croit peut-être vraiment aux Nations Unies ! Qui sait s’il n’ira pas jeter une bombe en plein Conseil de Sécurité ou dans l’Assemblée…

– Eh bien ?

– Comment, eh bien ? Vous voyez ça, un attentat aux Nations Unies ?

– Cela prouvera à ceux qui en doutent qu’on nous prend au sérieux.

Traquenard parut très frappé par cet argument.

– Alors, on fait comme d’habitude ?

– Cela me paraît évident.

– Pas de décision ?

– Pas de décision.

– Bon, dans ce cas, passons à l’examen des autres ­problèmes. 

 

Extrait abrégé de L’Homme à la colombe © Succession Romain Gary © Gallimard, 1984, pour la version définitive éditée à titre posthume

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