En quoi peut-on dire que le système des Nations unies est né de Yalta ?

Le président Roosevelt, qui vient de débuter son quatrième mandat le 20 janvier 1945, se rend à Yalta avec l’objectif prioritaire de s’assurer le soutien de Staline pour la création d’une Organisation des Nations unies. Il obtient son accord les 7 et 8 février, sous réserve que l’URSS dispose de trois voix (avec l’Ukraine et la Biélorussie…) pour faire pièce au Royaume-Uni qui pourra compter sur les voix du Commonwealth. Roosevelt finit par accepter. Il hésite car l’ONU en gestation est fondée sur le principe de l’égalité des États. Staline, lui, veut une organisation dans laquelle la procédure de vote au Conseil de sécurité donne la primeur aux États et non à l’institution, aux grandes puissances qui pourront ainsi diriger l’ensemble du système et user d’un droit de veto. C’est la différence majeure avec la Société des nations (SDN) où il n’existait pas de pouvoir des États. La formation d’une ONU avait déjà été discutée avec Staline durant les grandes conférences de Moscou et Téhéran. Elle sera confirmée lors de celle de Dumbarton Oaks (Washington DC) à l’automne 1944. Yalta est la quatrième et dernière grande conférence entre les puissances.

Quelles sont à vos yeux les grandes valeurs nées de l’ONU ?

Il faut revenir sur la genèse. La Charte des Nations unies avait été préparée dans le secret au sein d’un comité réuni par le secrétaire d’État américain Cordell Hull. Dès l’invasion de la Pologne en septembre 1939, il avait demandé à une équipe de juristes et de diplomates de penser l’après-guerre : contre l’« ordre nouveau » hitlérien, il fallait bâtir un ordre international ; contre l’unilatéralisme fasciste, il fallait édifier les institutions du multilatéralisme ; contre la guerre, il fallait une enceinte où parler de paix et de sécurité collective. C’est une idée qui vient de loin, portée exclusivement par Roosevelt et son équipe. Quant aux valeurs spécifiques, l’ONU témoigne que la paix et la sécurité sont les deux premiers biens ­communs. Jamais on ne l’avait affirmé avant. J’ajoute que le système multilatéral est fondé sur la réalité d’un monde organisé en États-nations. Il ne pourrait pas exister sans eux. C’est utile de le rappeler face aux « mondialisateurs » qui voudraient balayer le politique, considérant qu’on n’a pas besoin d’États et qu’il existe seulement des problèmes économiques, financiers et techniques.

La principale utilité de l’ONU est-elle que les gens se parlent ?

Je répondrai par une citation de Jacques Andréani, négociateur français des accords d’Helsinki avec l’URSS en 1975, qui introduisit le respect des droits de l’homme dans la diplomatie. « La vie internationale, disait-il, comporte une conversation permanente entre les États. Cette conversation s’appelle la diplomatie. On triche, mais pas tout le temps car il faut comprendre et être compris. La force n’est pas tout. Il y a des règles. L’autre veut être reconnu ; la reconnaissance résulte de la participation aux décisions. » Cette conversation inclut des dirigeants peu fréquentables en raison de la nature de leur régime. Mais Roosevelt avait accepté que tous les États soient admis à l’ONU, quel que soit leur régime politique, tout en rappelant deux principes, la non-ingérence et le droit des peuples à l’autodétermination. En marge des discours devant l’Assemblée générale, les salles de réunion des grands hôtels de Manhattan voient se tenir les discussions les plus improbables. Il faut que tout le monde se parle… C’est la question qui se pose avec la Syrie ou avec l’Iran.

Quel bilan tirez-vous des opérations de maintien de la paix (OMP) ?

On compte 16 opérations de maintien de la paix dans le monde, dont 9 se déroulent sur le sol africain. Certaines durent depuis trop longtemps, comme celle de Chypre lancée en 1964. D’autres semblent sans effet : la première, l’ONUST, date de mai 1948, et doit surveiller la trêve en Palestine. Lorsque ces opérations prennent la relève d’interventions militaires légitimées par des résolutions de l’ONU, comme au Mali, en Côte d’Ivoire ou en République centrafricaine, elles sont efficaces. Mais elles ne peuvent pas remplacer la volonté des États de régler leurs différends. Dans le conflit entre l’Inde et le Pakistan, c’est d’abord à l’Inde et au Pakistan de faire le travail. L’ONU ne peut rien. On ne la voit pas non plus s’interposer militairement en Syrie.

96 % des Casques bleus viennent du Sud. Est-ce à dire que le Nord se désengage ? 

Les pays du Nord, et d’abord les puissances, sont actifs par d’autres canaux, diplomatiques – les résolutions, les médiations – ou militaires. L’idée d’Hervé Ladsous, secrétaire général adjoint aux OMP, d’inviter les forces des pays du Nord, qui étaient déployées en Afghanistan et disposent de moyens modernes, à participer à des OMP mérite d’être soutenue. Les forces venues de pays très peuplés manquent souvent de capacités militaires et opérationnelles. Elles sont plus aptes au maintien de la paix (peace keeping) qu’à l’établissement de la paix (peace enforcement). L’usage de drones dans l’Est de la République démocratique du Congo dans le cadre de la MONUSCO (la plus importante des OMP, en termes de budget comme d’effectifs) a eu un véritable impact sur les belligérants. Enfin, les représentants spéciaux du secrétaire général conduisent des missions de médiation. Je pense à Bernardino León qui tente infatigablement ­d’amener les factions libyennes à la raison. Cela pourrait marcher. Aujourd’hui, Tripoli et Tobrouk se parlent. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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