Vers le soir, l’oppression du jour se dissipa ;
On discerna de hauts sommets après la pluie ;
Au-dessus des gazons et des fleurs cultivées
Flottaient les entretiens de gens très qualifiés.

De minces jardiniers évaluaient leurs souliers au passage ;
Dans l’allée, un chauffeur attendait, en lisant,
Qu’ils aient fini leur échange de vues :
On eût dit un tableau de l’art de vivre.

Loin de là, si bonnes que leurs intentions fussent,
Deux armées attendaient une erreur sur les mots
Avec des instruments parfaits pour se meurtrir.

Et du résultat de leur charme allait dépendre
La ruine d’un pays, tous ses jeunes hommes abattus,
Ses femmes en larmes, ses villes plongées dans la terreur.

 

Traduit de l’anglais par Jean Lambert, Poésies choisies, 1976
© Éditions Gallimard pour la traduction française © The Estate of W.H. Auden

 

« Voilà bien la guerre : deux bateaux se croisent et personne n’agite la main », pense Christopher Isherwood en quittant Hong Kong. Nous sommes en 1938, en pleine guerre sino-japonaise. Le romancier écrit le journal de son périple qu’Auden complète de vers. On dit alors le poète anglais un homme de gauche. Et sans doute s’étonne-t-il comme son camarade de cette garden-party finale à l’ambassade de Grande-Bretagne. Les petits mots policés y veulent réajuster l’équilibre mondial tandis que le bruit moins diplomatique des mitrailleuses crépite au-delà du jardin. Mais le contexte ne peut expliquer intégralement ce poème extrait des Sonnets de Chine. Comme le veut cette forme fixe, les quatrains initiaux s’opposent aux tercets. Le premier vers, en anglais, est d’une symétrie pacifique. Auden fait naître le calme de l’ambassade d’une nature cultivée. Le deuxième quatrain nous éloigne progressivement de la soirée. Quelle terrible ironie dans cet art de vivre ! Car les armées attendent et leurs instruments sont tout aussi parfaits. Le conflit est-il inévitable ? Auden se prépare à une guerre mondiale. Qu’y peut le poète qui ne peut aimer hors son voisinage sans se leurrer ? Trente-trois ans plus tard, Auden écrira les paroles d’un hymne des Nations unies, composé par Pablo Casals. Il loue alors les voix qui se mêlent, et la musique qui ne ment pas. Puisse notre histoire avancer comme les notes s’engendrent, chante-t-il dans des vers à l’allure eschatologique, et le flux du temps, grandir jusqu’à faire du Destin « Liberté / Grâce et Surprise ».

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