Le 22 novembre, cela fera une décennie qu’elle a pris ses quartiers à la chancellerie fédérale, derrière la large baie avec vue imprenable sur le dôme en verre du Reichstag. Elle avait 51 ans quand elle s’est assise dans le fauteuil que Gerhard Schröder ne voulait pas lui céder. L’Allemagne réunifiée en avait quinze. Quinze années que la fille du pasteur est-allemand avait passées à monter une à une les marches du pouvoir. En 2003, dans Mein Weg, elle avait livré au journaliste Hugo Müller-Vogg le récit de sa vie : l’enfance paisible dans une petite ville du Brandebourg, l’autorité et les absences du pasteur Kasner, la patience et les sacrifices de sa mère, la révolte adolescente, les études universitaires à Leipzig, la monotonie oppressante du trajet quotidien en tram, le long du Mur, vers le laboratoire de physique d’Adlershof à Berlin-Est, le refuge de la culture, l’étonnement devant la jeunesse blasée de l’Ouest lors d’un voyage chez sa tante à Hambourg, puis 1989, le hasard de l’histoire qui lui donne une chance de commencer une autre vie, à 35 ans, elle qui se contentait d’espérer visiter ­l’Amérique à 60, et enfin le long apprentissage des rouages de la politique.

Elle avait raconté son histoire. Elle n’aurait plus à y revenir. Pour monter la dernière marche, elle opère alors une ultime transformation qui donnera sa forme définitive au personnage qu’elle va devenir. Pendant l’été 2005, prête à accomplir le projet de sa vie, elle confie son look au meilleur coiffeur de Berlin. Frange éclaircie, volume au dessus des oreilles, trait d’eyeliner : la présidente de la CDU sous laquelle perce alors encore la petite « Ossie » qu’Helmut Kohl avait fait entrer en 1990 dans la bergerie, s’efface derrière la future « Frau Kanzlerin ». Fausse concession à la futilité. Le soldat mal attifé a trouvé son uniforme qui ne connaîtra plus d’autre variation que la couleur de ses vestes à la coupe immuable. L’attention du monde pourrait désormais se concentrer sur… sa parole et son art si particulier de gouverner.

« Wir Schaffen Das » : nous le ferons. La conférence de presse d’été rituelle aurait dû se tenir un mois plus tôt. Elle a été reportée officiellement pour cause d’adoption du troisième programme grec par le Bundestag. Ce 31 août, assise à la gauche de son porte-parole Steffen Seibert, la chancelière officialise son changement de cap dans la gestion de la crise des réfugiés. « Nous avons déjà tellement fait. Nous le ferons et là où quelque chose se trouve sur notre chemin, nous le surmonterons », dit-elle. Quel virage ! Le 15 juillet encore, sur un plateau de télévision, elle opposait le respect des règles administratives à la détresse d’une adolescente palestinienne. Ce « moment Léonarda », les Italiens et les Grecs débordés par l’afflux de migrants le vivaient depuis deux ans, loin des écrans de télévision. « Le gouvernement allemand a d’abord refusé tout débat », explique Joachim Fritz-Vanhamme de la fondation Bertelsmann. Son discours était : il y a Dublin (l’accord entre Européens aux termes duquel les demandes d’asile doivent être examinées dans le pays d’entrée dans l’Union européenne). « On leur a dit : “C’est votre problème, pas le nôtre.” » Puis le « problème » a pris de nouvelles proportions. Sur les routes et sur les écrans, le flot des réfugiés a grossi, comme le chiffre des corps repêchés en Méditerranée. Jusqu’à l’inconcevable : la cargaison macabre d’un camion scellé abandonné au bord d’une route autrichienne.

« Elle a géré la crise des réfugiés comme les autres affaires : on observe, on attend et finalement si c’est inévitable, on est prêt à affronter le défi », explique Joachim Fritz-Vanhamme. Quitte à changer radicalement de direction et quitter le chemin de la normalité. Ses changements de cap ne sont pas le fruit d’une impulsion, mais d’une adaptation constante à une réalité complexe sur laquelle elle brode un discours d’ordre, de morale et de droit.

C’est ainsi qu’elle conserve le pouvoir, de crise en crise. Elle fait coïncider son exercice avec une forme de vérité. Pour cela, elle commence par accumuler les données, par déplier la réalité, étaler devant elle ses morceaux épars, pendant des semaines, des mois, selon la complexité de la situation plus que son urgence. C’est son travail… comme à Adlershof quand elle faisait tourner les modèles sur sa machine pour terminer une thèse. Elle pestait alors contre les piètres performances des équipements est-allemands, comparés à ceux dont disposaient ses confrères de l’Ouest. À présent, elle n’a plus de raison de se plaindre. Le processeur, c’est elle. Elle interroge, sonde les membres de sa coalition, ses homologues européens, ses conseillers, multiplie les sources d’infor­mation : conversations dans les allées du Bundestag, où elle siège au minimum une journée par semaine, conciliabules en marge des conseils européens. Au plus fort de la crise de l’euro, le chef du groupe de centre-droit au Parlement européen, l’ancien président du Parti populaire européen Joseph Daul, raconte qu’il échangeait quotidiennement des SMS avec elle. Le Parlement n’avait aucune prise sur le montant et les conditions de l’aide apportée à la Grèce, mais cet Alsacien germanophone avait l’avantage d’entretenir des liens directs avec l’Élysée et de pouvoir sonder en permanence ces échantillons des vingt-huit théâtres politiques nationaux de l’Union que sont les députés européens.

Puis, à un moment donné, le processeur accouche d’une solution, forcément contingente, forcément temporaire, car la machine ne s’arrête jamais de tourner. Aux questions succède l’explication. La ronde des entretiens et des conférences de presse reprend. Elle explique, rend compte, sans fin. Sa place est à ce prix. Dans la crise des réfugiés, un moment est venu où elle a changé ­radicalement de registre. En lieu et place des règles administratives européennes, elle invoque la convention de Genève, l’article premier de la Constitution : « La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger ». Elle renvoie les Allemands au fondement commun de leur identité politique. « L’Allemagne est un pays fort », dit-elle. L’accueil des réfugiés, qui mobilise déjà des centaines de communes, des milliers d’associations, des dizaines de milliers d’Allemands, devient une « mission nationale » et son choix à elle, un impératif. « On n’a pas résolu le problème de l’unité allemande avec un travail normal », dit-elle. Les conséquences : l’énorme appel d’air créé par ce revirement dont la nouvelle se répand comme une traînée de poudre parmi les millions de réfugiés massés au bord de la Méditerranée, les barrières électrifiées de Viktor Orban, le chaos au Sud-Est de l’Europe, le business florissant des passeurs, la pudibonderie des socialistes français qui refusent de parler de « quotas », l’indigence de Bruxelles, le bain de sang qui se poursuit en Syrie… Ces problèmes n’ont pas disparu. Mais ils ne sont plus que les paramètres secondaires de l’équation complexe qu’elle vient de redéfinir et qu’il faudra résoudre. L’Allemagne recevra un million de réfugiés en 2015, peut-être plus. Et ils seront là pour rester. Mais au moins, pour un temps, l’effort à fournir a-t-il un sens. « Nous le ferons. »

« Il n’y a pas de solution facile » et « il n’y a pas d’alternative » sont ses deux phrases fétiches. La première vaut pour la phase d’observation. La seconde au moment de passer à l’action. Pas d’alternative en 2011 quand elle décide en deux semaines de changer le cours de la politique énergétique pourtant scellé 18 mois plus tôt dans un accord avec son allié de coalition libéral, le FDP. Elle était réputée pronucléaire. En réalité, elle n’a pas de religion. Elle n’en a plus. Entre 1994 et 1998, elle a été la ministre de l’Environnement de Kohl. Elle a dû subir l’affront des mensonges des grands électriciens allemands qui avaient laissé circuler vers la Hague des containers irradiés, la laissant désarmée et humiliée face aux impressionnantes démonstrations des mouvements antinucléaires. Quand l’accident de Fukushima intervient, elle saisit l’occasion pour se libérer de ce qui, depuis plus de trente ans, a été une croix pour tous les gouvernements fédéraux : la réconciliation d’une industrie électrique puissante et d’une opinion viscéralement hostile au nucléaire. Le calendrier de fermeture des centrales est accéléré et le pays se lance dans une Energiewende qui lui coûtera une fortune et va bouleverser la carte énergétique européenne.

Pas d’alternative, au premier plan d’aide à la Grèce en 2010. Cette fois-ci ce n’est pas la convention de Genève contre les accords de Dublin, mais la survie de l’euro contre la règle du « no bail-out » qui empêchait théoriquement de prêter de l’argent à Athènes. Elle élabore en quelques semaines un discours sur l’ultima ratio, ce cas de force majeur qui autorise à contourner les traités européens et place à nouveau les Allemands devant une responsabilité historique. « Scheitert der Euro, scheitert Europa » : si l’euro échoue, l’Europe échoue, dit-elle. Puis elle laisse son ministre des finances Wolfgang Schäuble, celui auquel elle a barré la voie de la chancellerie et qui depuis est devenu le plus solide – sinon docile – pilier de son système, le soin d’avancer dans la réforme de l’union monétaire sur la fine crête où la légalité et la souveraineté du Bundestag rejoignent la réalité financière. Comme elle a laissé le ministre de l’Intérieur Thomas de Maizière se dépêtrer dans l’affaire des quotas. Dussent-ils faillir, elle les désavoue sans ménagement. Seul Schäuble tient bon. Elle ne semble craindre que lui, parce qu’il est une courroie de transmission avec le personnel politique de la CDU auprès duquel elle a mis si longtemps à s’affirmer.

Pas d’alternative non plus à l’assassinat politique d’Helmut Kohl en 1999. Son propre parti est miné de l’intérieur par l’affaire des Spende, des pots-de-vin versés au gré des privatisations en ex-RDA. Propulsée secrétaire générale du parti un an plus tôt parce qu’elle n’effrayait personne, elle observe l’agonie du « système Kohl ». Et quand l’ancien chancelier commet une ultime erreur, qu’il refuse de livrer la vérité au nom de « sa parole d’homme d’honneur », elle lui assène le coup fatal. Dans une lettre ouverte au style très personnel, publiée par l’un des plus grands quotidiens allemands, la Frankfurter Allgemeine Zeitung (ou FAZ), elle accuse publiquement de trahison celui qui, en 1990, lui a offert une circonscription et un strapontin dans son gouvernement. « Comme quelqu’un à la puberté, le parti doit quitter la maison, suivre son propre ­chemin », écrit-elle. Elle embrasse l’étonnement et la déception des électeurs du parti, confondant Kohl avec son propre père, et son destin avec celui de la CDU. L’opinion se range du côté de l’adolescente rebelle qui fuit la déchéance du père. Un coup de maître : Helmut Kohl doit quitter la présidence d’honneur du parti et entraîne dans sa chute le ­président en exercice Wolfgang Schäuble qu’elle n’avait pas pris la peine d’avertir de son entreprise de redressement moral. Moins de quatre mois plus tard, elle est élue présidente de la CDU. Puis il faut recommencer à attendre. Ne se sentant pas prête à entrer dans l’arène d’une élection fédérale, elle fait désigner son concurrent bavarois, Edmund Stoiber, le patron de la CSU, candidat à la chancellerie. Il échoue, elle garde son poste… jusqu’à saisir le moment, en 2005.

Depuis, « elle s’est forgé son style politique, sans agitation, sans show. Tout le contraire de Schröder », explique Manfred Weber, le successeur de Joseph Daul à la tête de la droite au Parlement européen. « Son concept, c’est la confiance. Les gens savent qu’ils peuvent compter sur elle », dit-il. Le député bavarois assure qu’une « nouvelle Merkel » est née avec la crise des réfugiés, qu’elle prend plus de risques, qu’elle agit « par conviction », qu’elle « fait parler son cœur ». Qui sait ? Toujours est-il qu’elle a su jusqu’à présent, par son discours, consolider son pouvoir, malgré la fronde qui gronde contre cet afflux de réfugiés et la restructuration à venir de la dette grecque. Personne ne lui voit de concurrent pour 2017, pas même les sociaux-démocrates, ces supposés adversaires politiques auxquels elle a donné le baiser de la mort en les entraînant, comme jadis les libéraux, dans une coalition gouvernementale. Programmé pour conserver le pouvoir, le processeur Merkel n’a jusqu’à présent pas connu de bug. 

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