De nouveaux murs. En Hongrie, le dispositif installé sur la frontière de 175 km avec la Serbie est nommé « ligne de défense » : on affirme vouloir protéger l’espace Schengen dont la Hongrie fait partie et dont le gouvernement dénonce « l’incurie ». 

En Grèce (autre pays signataire des accords de Schengen), la frontière nord-est avec la Turquie a été fermée sur 30 km dans la boucle de l’Évros, là où la limite ne suit pas le fleuve. Les exilés (environ 320 000) se sont alors dirigés vers les îles grecques proches du littoral turc. 

En Bulgarie, l’édification d’une « barrière de métal » de 30 km à sa frontière avec la Turquie, qui pourrait être étendue sur 130 km supplémentaires, montre la volonté de ce pays d’être accepté dans l’espace Schengen en marquant son opposition au laxisme turc. Mais ce n’est qu’un pays de transit et les 6 000 migrants entrés cette année sont ensuite partis en Serbie. Depuis la signature d’un accord de libre circulation entre la Serbie et la Kosovo, Kosovars et Albanais ont emprunté la « route des Balkans », comme à leur suite les exilés du Moyen-Orient, soit 240 000 personnes en 2015. 

À la différence du mur de Berlin, bornage linéaire qui signifiait une interdiction de sortir, les clôtures actuelles, faites de barbelés et de parpaings, interdisent ­l’entrée, comme à Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc, ou à Chypre, face au nord. Dans le cas hongrois, il s’agit de montrer, en pleine campagne électorale, que les dirigeants sont « en charge » de la scène frontalière ; ils sont soutenus à 85 % par la population et ne font l’objet d’aucune critique de la part des députés européens regroupés dans le parti majoritaire (droite et centre droit), le Parti populaire ­européen.

L’attitude de la nouvelle Europe. Il n’est pas inutile de rappeler aujourd’hui que les Hongrois furent les premiers à cisailler la clôture métallique qui les séparait de l’Autriche en 1988. La Hongrie appartenait alors au bloc des pays de l’Europe de l’Est. Prisonnière du « rideau de fer », elle cherchait la liberté. La voilà qui abandonne la cisaille et s’empare d’une truelle pour édifier un mur. 

Cette attitude étonne, d’autant plus que les migrants ne font que transiter sur son sol. Mais la Hongrie est un pays homogène qui a une conception ethnique de la nation (comme partout en Europe centrale). Les dirigeants défendent une posture largement partagée par les populations : placé aux avant-postes, leur pays devrait, selon eux, assumer une fonction de « ­bouclier de l’Europe » contre les étrangers, musulmans et même orthodoxes. Pour ­comprendre ces crispations, il faut garder en tête divers traumatismes historiques et remonter jusqu’à la bataille de Vienne, lorsque les Ottomans arrivèrent au pied des remparts de la ville en 1683.

La question identitaire est encore aujourd’hui très vivace : les Hongrois constituent un isolat magyar dans l’Europe slave. Et la question territoriale est douloureuse : une partie des magyarophones vit séparée dans les pays voisins à la suite du traité de Trianon (1920), jugé injuste. On ne peut faire abstraction de cette carte mentale. Venus de Turquie, les Syriens sont facilement assimilés à des envahisseurs musulmans.

Il est étonnant (et dangereux) que la notion de « pays de l’Est » fasse retour à l’ouest de l’Europe. Il s’agit bien de « l’Europe centrale ». Ces sociétés n’ont pas connu les quarante-cinq ans d’européanisation et de démocratisation qui ont transformé l’Allemagne ou l’Autriche. Elles sont restées homogènes (même si la Slovaquie et la Roumanie ont de fortes minorités hongroises) et restent marquées par une conception ethnique de la nation, comme dans l’ancienne Union soviétique organisée selon la politique des nationalités.

Il est regrettable que ces « enfants gâtés » de la construction européenne – eu égard à l’ampleur des fonds européens qu’ils reçoivent et doivent recevoir (près de 200 milliards d’euros entre 2014 et 2020) au titre d’une politique dite de ­cohésion – expriment de telles réticences à manifester une solidarité dont ils bénéficient eux-mêmes de la part des grands pays contributeurs (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas et Suède). 

La situation allemande. En Allemagne, l’accueil des réfugiés est un phénomène familier. Depuis 1945, le pays a connu trois grandes vagues migratoires :

– 8 millions d’émigrants (les Aussiedler), la plupart du temps issus de populations germanophones, après la fixation de la frontière Oder-Neisse avec la Pologne et l’expulsion des Sudètes par Prague, en 1945 ; 1 million en 1950-1963 depuis la RDA et 3 millions d’émigrants tardifs (Spätaussiedler) à la fin de la guerre froide depuis la Roumanie et l’URSS ; 

– 3 à 4 millions de travailleurs invités (Gastarbeiter) venus d’Europe du Sud et surtout de Turquie en 1960-1970 à la suite de la construction du mur de Berlin et après signature d’accords bilatéraux ; 

– 1 million de Balkaniques en 1991-1993. Les gouvernements allemands n’ont cessé de rassembler les diasporas germanophones (des Sudètes à la Volga et à la Transylvanie, quitte à rémunérer le régime de Ceausescu). 

Depuis 2013, Berlin est confronté à une nouvelle vague d’immigration composée d’un côté de migrants économiques (Espagnols et Grecs, Serbes et Kosovars), et de l’autre de primo-­demandeurs d’asile (Syriens et Afghans). Mais les termes du débat public sont connus de tous et anciens. Les besoins de main-­d’œuvre, en raison d’une situation démographique fragile, sont reconnus et estimés par les experts à 1,8 million de migrants pour assurer la pérennité du système social. 

Si Angel Merkel a su trouver les mots pour faire coïncider les valeurs et les intérêts allemands, sa côte de popularité a toutefois fortement diminué fin septembre à son niveau le plus bas depuis quatre ans. Le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières bavaroises vise à réguler les flux, non à les bloquer. Interpréter sa demande comme une volte-face serait une erreur. La chancelière a simplement exigé que ­l’accueil des migrants se fasse dans l’ordre et le respect des règles. La répartition des réfugiés dans l’ensemble des Länder est entièrement financée par la fédération depuis la conférence ­Bund-Länder du 24 septembre dernier. 

Cela n’exclut pas des émeutes contre des centres d’accueil, comme en 1992 lorsque 440 000 migrants de Yougoslavie arrivèrent en Allemagne. Mais de telles réactions ne pourraient occulter cette réalité : l’Allemagne d’aujourd’hui manifeste une foi démocratique et une confiance en soi pleine et entière. Sa prospérité favorise cette attitude d’hospitalité et place Berlin en position de prendre des initiatives diplomatiques pour arrêter la guerre en Syrie. 

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