« Vieux de plus d’un siècle, le fil de fer barbelé n’a jamais été un simple outil agricole. Il est immédiatement devenu un outil politique d’une grande importance. D’abord, en tant qu’il modifie les techniques de délimitation de l’espace mais, surtout, parce que son efficacité lui a fait jouer un rôle décisif dans trois des plus grandes catastrophes de la modernité. Aux États-Unis, il participe à la coloni­sation des prairies de l’Ouest et donc à la dernière étape de l’ethnocide des Indiens d’Amérique. Pendant la Première Guerre mondiale, il garnit les tranchées entre lesquelles des millions d’hommes vont mourir. Enfin, il est la clôture incandescente des camps de concentration et d’extermination nazis. Pourtant, son histoire ne s’arrête pas là et le barbelé est resté largement utilisé. Presque partout en fait. Toujours autour des champs et des pâtures, à la campagne. À la ville, ­au-dessus des murs des usines, des casernes, des prisons et de certaines maisonnées inquiètes… Toujours aussi, le long des frontières nationales tendues, sur les champs de bataille ou pour garder sous la main des hommes à faire survivre, à renvoyer chez eux, à tuer…

Étonnant succès et persistance surprenante pour un objet aussi peu élaboré. Même dans ses déclinaisons récentes, le barbelé reste techniquement très primaire. Dans un siècle de progression technologique fulgurante, alors que les objets dépassés encombrent les casses de la modernité, le barbelé reste manifestement assez efficace pour ce qu’on lui demande : délimiter l’espace, tracer sur le sol les lignes d’un partage actif. Et dans ce rôle, on peut dire qu’il a excellé. Sa légèreté a permis de couvrir des distances extraordinaires, sa souplesse de répondre à tous les besoins – protéger, fortifier, enfermer, exterminer… En même temps son agressivité repousse les animaux et les hommes bien mieux que ne le ferait un mur. À travers les corps, il a marqué les esprits de millions d’hommes de sa brutalité ambiguë, à la fois intense et discrète, au point que, le plus souvent, on n’ose même plus s’en approcher. Tout cela avec un fil de métal garni de petites pointes.

Cet écart entre la simplicité de l’objet et l’importance de ses effets est précisément ce que le barbelé nous donne à penser. Il montre que la perfection d’un outil d’exercice du pouvoir ne se mesure pas à son raffinement technique, que sa puissance ne passe pas nécessairement par une débauche d’énergie ou encore que la plus grande violence n’est pas forcément impressionnante. Les raisons de l’efficacité du barbelé sont, au contraire, à rechercher dans son austérité. Les meilleurs dispositifs de pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d’énergie possible (matériellement et politiquement) pour produire le plus d’effets de contrôle ou de domination possibles. »

 

« Le barbelé n’a pas disparu, loin de là. Il est plutôt frappant de constater la pérennité de son utilisation pour fortifier certaines frontières, enfermer des individus ou protéger des sites de production. Ceci dit, le barbelé a récemment connu une évolution technologique importante. Pour l’essentiel, le barbelé type « Glidden » n’a plus que des usages agricoles. Lorsqu’il s’agit de repousser des hommes, il est remplacé par du barbelé dit « rasoir », dont il existe de nombreuses déclinaisons : « une gamme très étendue en lames, diamètres et matériaux s’adaptant à tous les besoins de la sécurité. » La forme la plus répandue remplace les barbes par de petites lames serties sur le fil central, qui peuvent à la fois couper et piquer l’intrus. La forme de la lame change selon l’utilisation prévue, de la simple dissuasion à la capacité de blesser mortellement. D’autres lames possèdent un cran à chaque pointe, qui produit un effet hameçon sur les vêtements ou sur la chair avec plusieurs longueurs et diamètres possibles selon le niveau de répulsion souhaitée. Mais il existe aussi des modèles garnis de lames giratoires pointues particulièrement efficaces pour empêcher l’escalade. Les lames peuvent être peintes, parfois fluorescentes pour signaler leur présence ou, au contraire, pour faciliter leur camouflage grâce à une couleur neutre. Une fonction plus classique consiste à électrifier le réseau avec un courant d’intensité variable, allant de la secousse à l’électrocution. Les fabricants proposent plusieurs agencements clé en main, de l’anti-franchissement à l’anti-progression en passant par l’anti-escalade. Pour les utilisations plus ponctuelles, un système de déroulement rapide permet d’ériger très rapidement une barrière infranchissable particulièrement utile pour maîtriser les déplacements d’une foule. Entre deux croisillons rigides s’étend un réseau de barbelé à lames auquel on peut donner la longueur et la forme souhaitées en déplaçant les croisillons. Cette évolution du barbelé n’en change pas les principes, mais elle n’est certainement pas étrangère à sa persistance, voire à un certain regain de vitalité dans un monde cloisonné de partout et dans tous les sens.

Le barbelé continue de garnir de nombreuses frontières à travers le monde. L’usage massif de barbelé souvent associé avec d’autres matériaux (murs, palissades, grillages) et d’autres outils techniques (minage, électrification, patrouilles, surveillance électronique…) permet de séparer des pays, ou des entités moins précises, qui sont en guerre, ouverte ou larvée. »

 

Histoire politique du barbelé (nouvelle édition) © Flammarion, 2009

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