Diriez-vous qu’il existe un mode d’expression spécifique au pape François ?

Oui ! Parce que le pape François est un jésuite. C’est une évidence, mais une évidence complexe… Par définition, un jésuite est un pédagogue qui applique la méthode du fondateur de l’ordre : Ignace de Loyola (1491-1556). Avant de parler, il y a la phase de discernement. C’est-à-dire une phase de réflexion où l’on procède à un tri entre ce qui est bon, très bon, moins bon… Ensuite, le propre d’un jésuite, c’est de nouer un dialogue. Il y a cet impératif d’une parole croisée qui stipule l’appréciation des uns et des autres. Et il y a un moment où le pape dit : je ne peux plus dialoguer. C’est la frontière pontificale. Il demande aux autres de faire l’effort de le rejoindre… 

Quelle est précisément la place de cette parole ?

Le pape, par définition, est parole puisqu’il est vicaire du Christ, détenteur de son message depuis l’origine. Mais très longtemps, cette parole est restée confinée, peu audible. Elle était entendue par ses familiers, ses proches et les Romains. Avant l’ère des médias – qui répercutent, amplifient et commentent la parole du pape –, il n’y avait guère que les écrits du pape qui circulaient. À présent, la parole du pape est devenue quotidienne, avec ses rites et ses rythmes. On attend cette parole, on l’attend de plus en plus. Prenez le voyage du pape François à Cuba… Les chaînes d’info du monde entier cherchent des commentateurs… C’est très nouveau. 

Cette parole a-t-elle un pouvoir politique ?

En 1962, une nouvelle guerre mondiale menaçait durant ce qu’on a appelé la crise des fusées à Cuba. La confrontation entre Moscou et Washington semblait imminente. La menace d’un conflit a été en partie évitée par la parole du pape Jean XXIII. Ni Kennedy ni Khrouchtchev ne savaient comment se sortir de ce bourbier épouvantable… Moscou s’est tourné vers le Vatican pour obtenir une intercession. C’est ce qu’on appelle un alibi de parole !

Mais pensez aussi au grand discours de Paul VI à l’ONU le 4 octobre 1965. C’est la première fois qu’un pape se rendait à New York devant les Nations unies et la première fois qu’un discours du pape était reproduit dans les journaux du monde entier. Un discours prononcé en français ! Un discours fondé sur le pouvoir des mots. C’est, à mes yeux, le plus beau discours qui ait été prononcé au XXe siècle. Depuis, tous les papes vont à l’ONU.

Le pouvoir, c’est cela : cette institution invite systématiquement les papes à venir s’exprimer à la tribune et cette parole touche le monde entier. Elle est influente, écoutée, entendue et plus ou moins… obser­vée. La parole du pape, c’est la parole instantanée, la parole qui guérit, la parole qui apaise.

C’est la première fois qu’un pape est issu des jésuites. François déclare lui-même que les « religieux sont des prophètes ». Qu’en pensez-vous ?

Non. Les grands papes prophètes sont Paul VI, avec un côté de Gaulle, Jean XXIII et Jean-Paul II, à sa façon. Depuis Vatican II, le pape est devenu l’homme des foules. Ce n’est pas un homme dans la foule, c’est un homme pour les foules. François est un pape de la considération. Il manquait à l’Église, quand il a été élu, dans des circonstances tumultueuses. Il a été élu pour dire ce qu’est le péché dans une époque où plus personne ne le sait. Pour dire à ces personnes : vous aussi, vous êtes dans l’Église. Vous êtes des humains et Dieu vous aime, vous avez droit au pardon.

Quelle est la marque de son discours ?

Il donne le sentiment d’improviser tout le temps – et ce n’est évidemment pas le cas. L’un des moments les plus importants a lieu chaque jour, tôt le matin, lorsqu’il célèbre sa messe dans la chapelle de la résidence Sainte-Marthe. C’est sa messe privée, en fait semi-publique depuis Jean-Paul II. Naturellement, après la lecture des Évangiles, le pape fait une homélie, ce qu’on appelle les bonbons spirituels… Ce sont des paroles attendues, notées et publiées. Mais comme François ne lit pas de notes ou s’en éloigne, il se repose beaucoup sur sa vivacité intellectuelle. Et donc il dit ce qui lui passe par la tête, même si c’est le fruit d’une longue réflexion. C’est ce qui fait froid dans le dos de tel ou tel cardinal… François fait des pointillés là où il faut des lignes !

Sa parole est libre, dites-vous. Est-elle infaillible ?

Elle l’est seulement dans le cas où le pape s’exprime ex cathedra sur un point de doctrine. Pour que sa parole soit infaillible, il faut qu’il le déclare. Or nul pape n’a réclamé l’infaillibilité depuis 1869. Paul VI n’a jamais demandé que l’on considérât son encyclique Humanae Vitae comme infaillible. On l’a dit car nous étions dans une période d’établissement général de la pornographie dans le monde, mais c’est de la mythologie.

On dit que les encycliques ou que la parole des papes sont infaillibles… Il s’agit précisément d’un on-dit… 

Pourquoi les papes publient-ils de moins en moins d’encycliques ?

L’expression orale est devenue tellement dominante que l’expression écrite est reléguée ! Les encycliques sont peu lues. Elles finissent par toucher très peu de fidèles. Les grandes encycliques de Pie XII sur le communisme et le nazisme ont été lues en chaire par des cardinaux courageux, mais l’écho en a été assez faible. Aujourd’hui, grâce aux médias, la parole du pape est immédiate. C’est un défi qu’ils ont raison de relever. On ne peut pas les en blâmer. 

Les papes renoncent à une parole écrite au bénéfice d’une parole éphémère…

Le Saint-Siège va avec son temps. Le conclave a désigné un homme qui est un homme de paroles. Si Bergoglio a été élu, c’est qu’il a fait des promesses qui ont séduit le conclave. C’est indéniable. Par la parole, il a expliqué quel était son programme : la charité. Par l’exemple, il a voulu soulager les pauvres. Il sortait la nuit dans Rome pour aider. Ce n’est plus le cas. C’était trop dangereux.

François marque les esprits par des ­formules. S’agit-il de petites phrases ? Sont-elles le fruit d’une réflexion ?

Ce ne sont ni des petites phrases ni des ballons d’essai. Ce sont des incitations à la réflexion. Mais il y a parfois des déclarations émotives, des phrases périlleuses. Son discours aux cardinaux sur les ma­ladies de la curie était archi-préparé. Et c’était inutile : on ne stigmatise pas son staff ! On ne parle pas « d’Alzheimer spirituel », on n’insulte pas des personnes de haut niveau qui composent l’administration. A contrario, il est aussi souvent incompris. Il prend acte du divorce d’un couple et lui dit : soyez un couple chaste et honnête. On ne retient que le premier élément ! Pareil pour les homosexuels. Il leur dit : convertissez-vous ! On l’oublie. Pareil pour l’avortement. Il dit ensuite : n’avortez plus. Tout cela est oublié. Le pape François prescrit d’être chaste.

Pourquoi demande-t-on sans arrêt au Saint-Siège la levée de tous les interdits ? Et pourquoi, si on les brave, ou même si on s’en moque, souhaite-t-on tout de même son autorisation ? Pourquoi demander cela au pape ?

Si sa parole est libre, écoutée, efficace, comment expliquer qu’elle ne parvienne pas à réformer la curie ?

Elle est efficace mais se heurte à une structure très résistante. Dans toute réforme, il faut des alliés, des « intermédiaires utiles » selon l’expression de Turgot. On n’annonce pas brusquement une réforme. Pour la curie, François n’a pas trouvé les intermédiaires utiles et son discours a procédé d’une sorte de brutalité prédicatoire effrayante. Toute parole a des limites. Quand de Gaulle proclame Paris libéré, Paris martyrisé… il faut encore un an pour que la paix soit conclue. 

Quelle impression fait le pape François quand on le rencontre ?

Il est ailleurs. Comme Jean-Paul II. Il regarde par-dessus votre épaule. Ce sont des hommes qui sont toujours dans l’avenir. Ils sont prospectifs. Lorsque vous êtes dans une file pour lui être présenté, vous comptez tant que vous avancez. Quand vous êtes devant, vous ne comptez plus. Il est en tension vers l’avenir.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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