Messieurs, l’Europe ! Je vous invite à prendre conscience
de cette énorme chose déblayée !
Ce continent à notre disposition tout prêt et cela d’un seul tenant
et d’un bout à l’autre devant nous qu’on a nettoyé.
Cette espèce de jetée hérissée de planches latérales et flanquée de pontons
qui s’étire de toute sa longueur vers la mer et l’Amérique,
Cette espèce de construction avec son arête sublime
et toute espèce de pentes magnifiques,
Et ces grands fleuves en sens contrarié de part en part
qui donnent vie à l’épouvantable mécanique !
Peuples, on vous met sous le nez un paradis qui n’est pas précisément
celui des sots !
Le Bon Dieu n’a pas fait d’un seul coup cette grande chose
pour qu’elle reste éternellement en morceaux.
Regarde, peuple avec défi nouveau issu de je ne sais combien de races interlopes !
Contemple ton héritage et ce tapis sous tes pieds qui monte
et qui descend à grands plis et qui se développe !
Comme un ingénieur ébloui qui regarde et qui prend compte
de la situation Europe !

Brangues, 8 septembre 1943.
Extrait d’« À pied d’œuvre », Poëmes et paroles durant la guerre de Trente Ans, 1945, © Éditions Gallimard.

Le poète catholique a, selon Paul Claudel, un avantage sur ses frères en littérature. Le monde a pour lui un sens qu’il interroge dans le visible comme l’invisible. Et les choix des hommes une valeur ; il fait un drame de leur vie. Celle de Claudel (1868-1955) est marquée en 1886 par une double révélation. Il découvre le mysticisme sauvage de Rimbaud. À Notre-Dame de Paris, la foi soulève son être. Cette conversion illumine son œuvre de louanges et de combats, portée par un lyrisme baroque qui peut tout. Consul et ambassadeur, notamment en Extrême-Orient et aux Amériques, Claudel n’en exclut pas la politique. Ainsi de cette scène capitale du Soulier de satin où, dans la Prague de la Renaissance, Doña Musique prie pour la paix au cœur de l’Europe. La pièce est achevée en 1925. Par ses malheurs, le continent a pris conscience de lui-même. Claudel regrette alors le démembrement de l’Autriche-Hongrie. Il plaidera pour la réconciliation de la France et de l’Allemagne, condition à de futurs « États-Unis d’Europe ». Car les fleuves, écrit-il en 1948, sont des « engins de rassemblement ». L’Allemagne, cette immense vallée, est faite pour servir d’« âme » à l’Europe ou, si l’on préfère, de « boyau ». L’anticommunisme de Claudel l’avait fourvoyé dans la défense de Franco (brièvement maréchaliste, il méprisa Hitler). Il l’amène, après-guerre, au plan Schuman. Une étape sans doute à une ambition plus vaste : une catholicité mondiale, contre le nationalisme qui « pousse les peuples à adorer leur propre image au lieu de la Divinité suprême et universelle ». 

 

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