Dans l’opinion, le soutien à l’intégration a fondu de moitié en dix ans. Pourquoi cet affaissement ? La crise, bien sûr. Inattendue, violente, médiocrement traitée, faute d’outils qu’il a fallu ensuite imposer dans la hâte. Mais, ce n’est pas l’essentiel. Comme en témoigne la diminution régulière de la participation aux élections européennes depuis 1979, cette désaffection (je reviendrai sur ce mot) vient de loin et révèle, je crois, une forme d’impuissance démocratique qu’il faut cerner, comprendre, tant elle importe pour l’avenir. 

Dans ses formes, l’édifice institutionnel européen répond aux canons de la démocratie parlementaire classique : un quasi-­gouvernement (la Commission), une chambre haute (le Conseil européen), une chambre basse (le Parlement européen). Dans sa pratique quotidienne, chaque commissaire européen, chaque parlementaire ­européen, chaque ministre siégeant au Conseil le vit ainsi. 

Et pourtant, pour les citoyens européens, cette démo­cratie-là est « frigide », pour reprendre l’expression d’Élie Barnavi. L’habitacle institutionnel a été bâti pan après pan. Mais il demeure inachevé et, à vrai dire, inoccupé par les peuples qui ne s’y sentent pas « chez eux ». Il ne ressemble pas à celui auquel ils ont été accoutumés. Il manque de légitimité.

Après plus de quarante ans, le pari de Schuman, au terme duquel les « solidarités de fait » feraient ciment politique, n’a pas encore réussi. 

Il faut donc se rendre à l’évidence : ce ne sont pas les institutions qui fondent la légitimité politique, mais l’inverse. Et cette alchimie est d’autant plus complexe qu’elle est distante, quelle que soit, parfois, la nécessité de la distance. La légitimité est affaire de proximité. 

Qui plus est, celle des institutions européennes fut en quelque sorte octroyée, jamais vraiment conquise ; elle n’est pas l’aboutissement d’une revendication exprimée dans un combat politique qui aurait déplacé la source du pouvoir d’un souverain à un autre, d’une hégémonie à une autre. Inédite dans l’histoire, cette construction d’un espace politique entièrement nouveau est encore à la recherche de son demos, comme disent les philosophes, celui qui est fait d’une appartenance, du substrat qui fonde une communauté. 

Où se trouve donc la « communauté » des Européens ?
Ce que les générations de l’après-guerre partageaient était une communauté de cauchemars – les catastrophes et les horreurs passées. Mais leur mémoire s’estompe avec le temps. Bonne nouvelle au regard du passé. Mauvaise nouvelle au regard de l’avenir. Comment, dès lors, réin­venter le récit européen ? Où se trouve aujourd’hui l’unité des Européens ? 

La réponse à cette question se trouve, je crois, dans la formule utilisée le 9 mai dernier à Berlin par l’écrivain Mely Kiyak : « Le plus grand secret de l’Europe, c’est l’Europe. » Autrement dit, le vrai récit de l’Europe est celui de son identité. Où la trouve-t-on ? 

Après quinze années à Bruxelles et à Strasbourg, j’hésitais encore à répondre. Après dix années hors d’Europe, je ­n’hésite plus : on la trouve dans le monde d’aujourd’hui et de demain, pas dans celui d’hier ; on la trouve dans le regard des non-Européens, davantage que dans celui des Européens. 

Ce regard, celui des autres, nous dit que l’Europe est un ­esprit, celui d’une civilisation. Un esprit de liberté et de solidarité. Plus intolérant aux inégalités que l’esprit américain, plus attentif aux libertés que l’esprit chinois. Plus soucieux de la nature et de la culture. En économie, Jacques Delors l’a ainsi défini : « La concurrence qui stimule, la ­coopération qui renforce, la solidarité qui unit. » « Économie sociale de marché », dit le Traité qui nous sert de constitution. Un équilibre construit, fragile, qui repose sur des choix collectifs fondés sur des ­valeurs qui distinguent l’Europe des autres continents, même si leur déclinaison nationale varie. Cet équilibre européen, la chancelière allemande l’a défini à sa manière : « 7 % de la population du monde, 25 % de sa richesse, 50 % des dépenses sociales de la planète ». Ce faisant, elle a posé un constat : celui des chiffres. Elle a aussi énoncé un projet : celui du modèle sous-jacent à ces chiffres. 

Ce modèle, celui de notre esprit, n’est pas celui qui domine dans la grande transformation de notre temps, la globalisation. C’est un modèle d’« encastrement » de l’économie et de la société, pour reprendre l’expression de l’historien hongrois Karl Polanyi. C’est le modèle d’une globalisation maîtrisée. Celui qui peut donner un horizon à un monde en quête de sens. 

Peser dans le sens de cette maîtrise ne va pas de soi. ­Affirmer cette identité, la préserver, la promouvoir, suppose une force à laquelle aucun de nos pays ne peut prétendre individuellement. Cette force, c’est celle de nos valeurs, de notre esprit, celle de notre identité, celle de nos passions, celle de nos rêves pour les générations qui viennent.

L’affect qui doit venir à la place de la ­désaffection d’aujourd’hui. La passion qui doit venir à la place de l’ennui actuel. 

Mais pour incarner ce rêve, il nous faut la raison de l’union. Pour nous convaincre que nos chances de réaliser ce rêve chacun de notre côté sont minces, et qu’ensemble elles sont fortes. 

J’entends, bien sûr, l’argument des souverainistes qui craignent de noyer leur identité dans un grand ensemble européen. Mais pensent-ils que dans un monde d’éléphants ils parviendront à préserver cette identité ? 

L’union n’est pas la perte de notre identité, de notre esprit, de notre souveraineté. C’est la condition de la survie. Notre Europe, c’est notre esprit, c’est nous. 

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