Un autre jour, je pars pour Djibouti sur le bateau à moteur Halal. Le Halal est un vieux rouleur de mer Rouge dans les quatre cents tonneaux, alourdi par ses mâts de charge, avec une cheminée maigre à l’arrière. Le capitaine Mac Lean le laisse marcher tout seul, ce n’est pas un de ces bateaux à caprices qu’il faut surveiller pendant tous les quarts, il file tout seul vers la côte des Somalis comme ces chevaux de maraîchers qui conduisent vers les Halles leur maître endormi sur les choux. 

Mac Lean dort, raconte des histoires de femmes, boit un coup à toutes les calebasses qui pendent aux agrès autour de sa cabine. À une heure toujours fixe, il change de costume blanc, met un casque et des souliers propres : le Halal arrive en vue de Djibouti. On voit au fond de la baie de Tadjoura la côte basse de madrépores. On aperçoit au fond du pays comme sur un tableau de Vinci des étages bleus de montagnes couronnées de nuages, le commencement de l’Abyssinie. 

Le navire sur ses ancres, les allèges emplies de balles de cuir arrivent, montées par des Somalis brillants et crieurs, ils se mettent à danser autour de la coque un ballet déréglé et sans poids, ils plongent tout nus, attrapent un bout de corde entre les dents, grimpent par la chaîne de l’ancre, laissent sur le pont la trace mouillée de leurs longs pieds. Mac Lean marche déjà sur le môle, échange ses connaissements avec le directeur du comptoir et file vers les filles et les cafés. 

Djibouti n’a aucun passé. C’est une sous-préfecture du Midi qui date de quarante ans. Cet âge a suffi pour que le lavis rose des maisons commence à s’écailler, pour que des arbres se mettent à avoir l’air d’arbres dans le jardin du gouverneur.

Même vie qu’à Aden, ornée du débraillé des coups de gueule de l’Europe du Sud, grecque, française, italienne. À Aden il y a des clubs fermés, on ne peut jamais voir par les fenêtres ce qui s’y passe. À Djibouti il y a des cafés, la belote détrône le bridge, les hommes parlent des femmes. Quelle surprise pour un Français d’y retrouver les détails qui font que la France est la France et porte sur le même corps d’autres vêtements que l’Angleterre. Je suis chez moi place Ménélik assis à une terrasse de café dans le style de Montélimar, d’Avignon, devant une station de fiacres avec des tentes à franges, comme à Périgueux. Chez moi, en voyant à la porte du commissariat de police le commissaire insulter un indigène de sa voix d’ancien adjudant de coloniale. Chez moi au tennis, en parlant du président du Tribunal qui porte une barbe radical-­socialiste, un ventre du sud de la Garonne, à sa femme taillée sur le modèle dont sont faites dans la métropole, les femmes de colonels et les matrones de la rue Paradis. Chez moi devant la poste, me demandant comment le directeur a si vite une auto. Chez moi, sur le plateau du Serpent, en voyant les jeunes filles se promener avec un bandeau autour des cheveux comme à Quiberon, en apprenant de qui la femme du directeur des chemins de fer est la maîtresse. Chez moi enfin, en découvrant dans la boutique d’un épicier grec, sous des piles de boîtes de thon de chez Amieux, le texte grec de Prométhée enchaîné, d’Œdipe à Colone

Le même ennui sans formes qu’à Aden, mais en manches de chemise retenues par les élastiques des coiffeurs, mais avec le goût des vermouth-cassis, des mandarins-curaçao. Tous ces hommes aussi tournent en rond, heurtés aux murs invisibles de leur destin, faisant aux mêmes heures les mêmes mouvements que les Anglais de la côte d’Asie, filant en auto le soir vers le jardin d’essai d’Ambouli où vont se consoler des couples dont les membres sont toujours des pièces de rechange. C’est la nuit, on tient une femme sans nom contre soi, les maigres arbustes de la steppe défilent, les chameaux leur broutent la cime : comme ces arbustes ont des formes et des proportions d’arbres faits, on se croirait dans un paysage préhistorique, les chameaux grands comme des iguanodons. 

Comme les Français ont l’habitude de parler de l’amour bien qu’ils n’y soient pas plus soumis que les Saxons, Djibouti possède un quartier réservé. Dans le village indigène d’où les Somalis ont défense de sortir après dix heures du soir, à moins qu’ils ne possèdent un ­laissez-passer, s’ouvrent des rues pareilles aux autres, avec les pauvres huttes de roseaux qu’emporte la moindre crue de la rivière, les tas d’arêtes de poissons. Elles débordent de l’odeur de la graisse rance de mouton mêlée à des parfums. 

On arrive au bout de ces voies, le moteur au ralenti ouvre dans le silence qui écoute de toutes ses oreilles une source d’orage. De toutes les portes les filles sortent en courant comme des folles délivrées des charmes qui les retenaient dans le noir ; elles sautent devant le radiateur en se tenant les mains, elles crient de leurs voix aiguës de chanteuses, elles s’appellent, ce sont de grandes filles très jeunes couvertes de gros bijoux. Leur peau ointe reluit faiblement à la lueur des phares et au reflet rouge de leurs cabanes. Des mains se posent comme une patte d’animal sur votre cou, il faut partir ou se laisser prendre, se plonger dans les vagues d’un amour enfoncé dans l’étuve de la nuit. Ces descentes sont la dernière ressource des hommes perdus : si vous allez dans un pays noir, renoncerez-vous jamais au souvenir de ses petites filles admirables ? Mais cette perdition vaut mieux que vos sales habitudes vertueuses, gens de l’Europe, vous feriez aussi bien d’être toxicomanes ou d’être débauchés.

Enfin quand il est temps de revenir aux bureaux d’Aden, on pense que ce n’était vraiment pas la peine de les quitter.  

 

Extrait d’Aden Arabie © La Découverte, 2002

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