Quel est votre plus beau souvenir d’enfance ?

Aller derrière le chameau, jusqu’au lac Assal au centre de Djibouti. C’est un lac salé. J’en recueillais les cristaux et j’allais les échanger contre du mil. 

D’une fratrie de 17 enfants, vous êtes le seul à avoir été scolarisé. Pourquoi ?

À 5 ans, j’étais le benjamin et le seul assez jeune pour m’inscrire à l’école. J’étudiais puis, dès le mois de mai, je retrouvais ma famille et les bêtes. Les études, c’était un choix de ma mère, désapprouvé par mon père qui a voulu que je quitte l’école tôt. J’ai dû m’exiler à Paris à 14 ans pour les poursuivre. 

La scolarisation des jeunes nomades est-elle un phénomène de plus en plus fréquent ? 

C’est une stratégie pour survivre. Les femmes nomades ont senti les premières qu’il fallait modifier notre mode de vie pour donner à la jeunesse la faculté de négocier le changement. Le fils qui a étudié soutiendra financièrement les siens une fois adulte. C’est une responsabilité très lourde. Depuis plus de trente ans, je prends en charge la majorité de mes frères et sœurs. 

À quels changements le monde nomade est-il confronté ?

Le manque de pluie, les sécheresses consécutives, la constitution des États qui ne facilite pas les déplacements... Sur notre campement familial, nous ne détenons plus qu’une soixantaine de vaches contre six cents quand j’étais petit. Les pasteurs ont perdu jusqu’à 75 % de leur cheptel. Alors ces hommes afars descendent dans les chefs-lieux pour gonfler les bidonvilles… Ils sont forcés de s’arrêter quelque part. 

Cette sédentarisation est-elle un phénomène global, quelle que soit la communauté nomade ?

Oui, elle l’est. Et les gens sont de plus en plus pauvres. Ils vivent à la périphérie des villes mais aussi à la périphérie de la société : Djibouti est une économie de services, pas de production. Certains optent pour le gardiennage, d’autres participent à des projets d’élevage sédentaire mais toujours en tant qu’employés, jamais comme créateurs. Ils font face à la sédentarisation de manière passive. Il y a une distribution alimentaire organisée par l’État ou par les ONG arabes mais elle les rend encore plus dépendants, les dépouille de leur fierté. 

Vous décrivez la sédentarisation des nomades comme subie. Regrettez-vous le choix maternel de vous avoir scolarisé et donc sédentarisé ?

Non, car la scolarisation apporte aux cultures nomades de nouvelles connaissances. Mais on sait toujours ce qu’on apprend, jamais ce qu’on perd. Enfant, je reconnaissais les traces des chameaux, je tenais un répertoire des fleurs… J’ai perdu ce savoir-faire, j’ai perdu les odeurs.

Comment ce choix a-t-il influé sur votre vision du nomadisme ?

En ville, j’ai appris à concevoir le temps et l’espace d’une autre manière, à gérer le mot « nomade » psychologiquement. Être séparé de mon désert a été mon moteur pour écrire. La littérature m’a permis de voir une issue et de comprendre la différence entre le réel du désert et la réalité qui change. Voyez, les arbres que je côtoyais n’existent plus. Pourtant il faut se raccrocher à eux, au réel du désert, aux sensations, pour se tourner vers l’avenir, cette réalité qui change. 

L’urbanisation a-t-elle modifié les traditions afars ?

Elle les a simultanément modifiées et intensifiées. Par exemple, les chants et les danses font aujourd’hui l’éloge du passé et occultent les temps durs nomades, à tort. Mais la modernité permet une meilleure chorégraphie avec de beaux costumes, et une meilleure diffusion de notre culture avec la radio et la télévision. On cherche également à valoriser notre langue. Je suis cofondateur d’une association internationale d’écrivains, Afar Pen. On produit un journal, 50 % en français, 50 % en afar, pour accompagner les Afars dans la modernité tout en maintenant le lien avec leur héritage. 

Vous brandissez votre culture comme réponse à la modernité. Mais la modernité n’a-t-elle pas également permis de changer les mentalités ? Depuis une dizaine d’années, les Afars scolarisent leurs filles. 

Oui, c’est vrai. On assiste à un vrai matriarcat dans les villes afars ! En cas de séparation par exemple, c’est la femme qui garde la maison que l’homme a construite. Il y a aussi eu des évolutions dans la famille. Avec la sédentarisation et le développement de l’entraide associative, la pression de la tribu sur l’individu s’allège. La solidarité familiale, qui empêchait l’accumulation des richesses, est moins prégnante. Les jeunes adultes afars achètent désormais des commerces, des logements sociaux…

Ils finissent donc par s’approprier cette vie urbaine qu’ils n’ont pas choisie ?

Oui, et heureusement. Si nous restions nomades, nous serions condamnés à disparaître. La ville nous apporte beaucoup et en retour nous lui donnons aussi. Même si la pauvreté urbaine pèse sur les Afars, même s’ils coupent davantage d’arbres que leurs ancêtres, il est plus facile de les sensibiliser au respect de l’environnement que le reste des citadins. Eux savent que le vent n’est pas seulement un souffle qui vient...  

Propos recueillis par Clara WRIGHT

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