Djibouti

La rue des Mouches s’élance vers le soleil. Elle ressemble à un vieux décor de cinéma abandonné, jonché de détritus et de carcasses de matelas. De part et d’autre du chemin de terre bosselé, entre les bâtisses de guingois, deux hommes assis derrière de vieilles machines à coudre se font face. Ils frappent la pédale du pied d’un rythme régulier, comme s’ils jouaient d’un instrument de musique ancestral. Discrètement, les deux tailleurs de vêtements semblent faire battre le cœur de Djibouti. 

Arafo est venue faire des courses dans la rue commerçante, artère du Quartier 2 – une numérotation héritée de l’époque coloniale. Comme d’autres Djiboutiennes, elle n’a pas encore pris l’habitude de se rendre à Ryad, à la périphérie de la ville, où une grande partie de la marchandise venue d’Éthiopie transite désormais. L’odeur de la viande et du poisson dérangeait dans le centre-ville, et le sucre des dattes attirait trop les mouches... En 2010, le marché a finalement été déplacé.

Drapée dans son diri, longue étoffe orange et rose, elle se mêle à la foule des femmes. Un châle fuchsia encadre son visage chocolat et un léger fard mauve pailleté fait briller ses paupières. Dans ce pays musulman, les hommes tiennent plus que tout à la beauté de leurs femmes. Ils aiment répéter qu’elles sont les plus libres de la Corne de l’Afrique. Difficile de ne pas les remarquer dans ce quartier populaire que les Djiboutiennes éclatantes font vivre du matin au soir. 

Des  vendeuses ambulantes sont regroupées, assises dans la poussière. Certaines ont la figure peinte de houroud. Cette poudre jaune à base de safran, qu’elles s’appliquent en masque de beauté, donne à leurs visages la luminosité et l’éclat du soleil. Devant elles, des sacs en toile renferment des gris-gris et des plantes médicinales : de la myrrhe en morceaux couleur de cendre, semblable à des bouts d’écorce poussiéreux, qui se mâchent comme du chewing-gum ou se jettent dans le feu du café pour chasser les mauvais esprits. Des brins de chedab, une petite plante verte qui, directement infusée dans le thé, tient le diable à l’écart. Des colliers et des barrettes de jasmin pour les mariages. De l’encens en bloc, fabriqué à base de musc, de sucre et d’ongles de tortue. Même de près, il a des allures de pierres précieuses. Des épices pour colorer la galette de l’Aïd, et la fameuse « plante du lion », vendue en minuscules fagots et recherchée pour ses vertus. Arafo connaît toutes les superstitions et les remèdes efficaces : « Le lion est un animal connu pour avoir mal au dos. Pour se soulager, il mastique souvent ces petits morceaux de bois. Les femmes le préparent en infusion pour bénéficier de ses bienfaits. » 

Elle poursuit son chemin et s’enfonce dans la cohue. Elle contourne les flaques d’eau, les sacs et les bouteilles en plastique abandonnés, slalome entre les chats faméliques et les morceaux de carton. L’endroit a tous les attributs d’une décharge à ciel ouvert, mais l’air y est chargé d’un mélange de parfums et d’odeur de nougat. 

Quelques mètres plus loin, le chemin de terre se couvre de pavés. Des carreaux de mosaïques brisés forment un trottoir étroit. Les murs ivoire se parent de tôles colorées. Ce sont les échoppes des charcharis, les femmes commerçantes. Autrefois, elles rapportaient leurs produits d’Éthiopie et de Somalie. Désormais, elles partent en Chine ou à Dubaï et leur commerce est devenu légal. Pour un loyer symbolique, elles disposent de quelques mètres carrés dans lesquels les clientes défilent de 7 heures du matin à la tombée de la nuit. Leurs boutiques sont pleines d’accessoires de décoration modernes et traditionnels, de tapis de toutes les couleurs, et de meubles pour la maison. 

Arafo s’arrête chez Fatou, dont l’échoppe est tapissée de tissus jusqu’au plafond. Elle cherche une nouvelle parure. Sur les murs, les tenues traditionnelles des Djiboutiennes ont été alignées avec soin. Elles comportent trois étoffes assorties : un jupon, souvent irisé et assez épais, par dessus lequel vient se poser le boubou, long morceau de tissu qui enveloppe leur corps. Puis un châle, qui couvre leur tête sans cacher le visage. Le soir, ce voile se raccourcit, devient plus léger, transparent et brodé de fils pailletés.  

« Une femme adapte sa manière de s’habiller selon les occasions, mais surtout en fonction de celles qui l’accompagnent, confie-t-elle. Si elle se rend quelque part seule, une femme mariée choisit librement sa tenue. Mais si elle est accompagnée par une jeune fille célibataire, elle prendra soin de se couvrir un peu plus afin que les yeux ne se posent pas sur elle. »

Dans l’ombre des cafés, les hommes se tiennent à l’écart de l’activité de la ruelle et observent les passantes en buvant le bouna, le café noir éthiopien. La plupart sont au chômage. C’est une manière pour eux de laisser filer une bonne partie de la matinée. L’après-midi est souvent dédié à un tout autre passe-temps : la consommation de khat, une plante verte aux propriétés euphorisantes et qui, chaque jour, ralentit le rythme du pays. Promesse d’évasion, de voyages immobiles, de grands départs, ses effets sont semblables à ceux de l’amphétamine. Il coupe la faim et la fatigue. à Djibouti, un peu plus de 28 % de la population en consomme de manière régulière selon la Banque mondiale. Parmi ces usagers, 75,5 % sont des hommes. 

Cette petite plante verte, classée dans la catégorie des stupéfiants dans la plupart des pays européens mais vendue librement dans la Corne de l’Afrique, détermine l’emploi du temps des Djiboutiens. En début d’après midi, les consommateurs cessent toute activité. Les employés quittent leur bureau, les chômeurs terminent leur dernier café. Il est l’heure d’acheter la plante sacrée, leur meilleur allié contre l’ennui dans une société où la culture du loisir est peu développée.

Au bout de la rue des Mouches, aux abords de l’Avenue 13, ils convergent vers un petit abri, un banc encadré par quelques planches de bois. La vente se fait sur une table recouverte d’un linge humide. Quand les clients approchent, la vendeuse le soulève et saisit une botte de khat. Les rêves ici ont un prix qui varie de deux cents à deux mille francs djiboutiens (de un à dix euros), en fonction de la qualité et de la fraîcheur du produit. Une fois cueillie, la plante doit être consommée dans les trois jours. Alors, chaque matin, une course s’engage depuis les plus hauts plateaux d’Éthiopie où elle est cultivée. Transportées jusqu’au poste-frontière Galilée, des milliers de tonnes sont transférées dans des camions djiboutiens en route pour la capitale, qui attend nerveusement l’arrivée de son khat. 

La légende dit qu’au xie siècle, un cadi – un homme de loi dans la religion musulmane – quitta le Yémen pour la Corne de l’Afrique à la recherche du café. Au terme de plusieurs années de voyage, il pensa l’avoir trouvé dans l’ancienne région de Kafa, dans le sud-ouest de l’Éthiopie. En réalité, il rapporta des feuilles de khat, dont le nom dérive de « Kafa », qui a aussi donné « café ». 

Pour le poète afar Chehem Watta, la plante verte est profondément liée à l’islam : « Le khat se popularise au travers de la religion musulmane entre le xie et le xiiie siècle, à l’occasion de la venue de quarante saints dans la région. Leur voyage a pour objectif d’islamiser les populations. Rapidement, ils prennent conscience que les peuples somali, afar, et oromo connaissent et font déjà usage du khat. Sur tout le pourtour de la mer Rouge, il est consommé et adoré par les grands intellectuels, les poètes, les chanteurs, les dramaturges et les guérisseurs. Pour faciliter la conversion à l’islam de ces trois grands peuples nomades, les quarante saints adoptent cette plante à leur tour. Aux yeux de ces nomades, le khat et le café sont à l’époque des ayanas, c’est-à-dire des divinités intermédiaires par lesquelles il est possible de passer pour s’adresser au dieu du ciel qu’ils nomment Waq, et dont ils partagent tous la croyance. L’adoption du khat par la religion musulmane a donc permis l’islamisation pacifique des Somalis, des Afars et des Oromos, sans avoir recours à la force de l’épée. On dit d’eux qu’ils sont des peuples qui ont cru sur parole.»

Prier en khatant devient alors pratique courante. Les croyants confient leurs désirs à Dieu, leurs rêves pour l’avenir. Dans les premiers mabrazes, pièces réservées à la consommation de la petite plante verte, les hommes se lancent dans des élans de poésie et organisent des concours. « Mabraze signifie duel en arabe, explique Chehem Watta. Un duel au sens poétique, un échange d’idées. Emplis d’allégresse, sentant leur sang circuler et leurs idées affluer, la langue des khateurs se délie. »

Mais au xxe siècle, la révolution des transports change la manière de consommer la plante divine, et par conséquent son image. Le camion, le train et l’avion la font arriver entre les mains des consommateurs quelques heures après avoir été récoltée. Le moindre retard provoque un désordre public. La plante est plus fraîche, ses effets plus forts, et ses adorateurs de plus en plus impatients de se plonger dans le plaisir immédiat qu’elle procure. 

Les mabrazes existent toujours à Djibouti. Il s’agit soit de lieux publics, soit d’une pièce réservée dans la maison et aménagée de quelques nattes et de coussins. On n’y dialogue plus autant avec le divin et la politique a remplacé la poésie. Ils sont devenus de véritables laboratoires sociaux, des lieux de débats et de libération de la parole. 

Chez Habib, non loin du centre-ville, le mabraze sépare la cour d’entrée de la maison. Il est 14 heures, la journée de travail est terminée. Comme chaque jour, cinq de ses plus proches amis le rejoignent. Ils ont entre 24 et 50 ans, sont commerçants, agent d’électricité et conseillers techniques dans différents ministères. Lorsqu’ils pénètrent dans cet espace clos et ombragé, se met en place un rapport d’égal à égal. 

Le thermomètre annonce 41 degrés cet après-midi. Daoud et Aden sont adossés au mur jaune délavé, assis sous le grand ventilateur qui rend l’expérience supportable. Les autres sont allongés à la romaine sur une natte de paille, le coude posé sur un coussin. Ils ont troqué leur tenue de travail pour un fouta, le pagne du citadin, plus long que celui que portent les hommes vivant en brousse. 

Les premières heures sont celles de l’hilarité. Ils échangent, analysent, règlent des conflits, se font commentateurs politiques, renouent avec l’oralité de leur culture nomade. À l’approche de l’élection présidentielle prévue en 2016, les conversations tournent autour de la même question : serait-il bon qu’Ismaïl Omar Guelleh se représente une quatrième fois ? Certains disent que oui, au nom de la paix, d’autres n’y sont pas favorables et voudraient voir cesser la corruption. La présence de la Chine et de ses capitaux anime aussi la discussion. Pendant quelques heures, ces hommes rêvent d’un avenir différent. Ils bâtissent des châteaux de sable qui s’écroulent à mesure que s’essouffle le débat et que se dissipent les effets du khat. 

Après l’allégresse vient le repli sur soi. Leurs gestes ralentissent, deviennent théâtraux. C’est l’heure du voyage immobile. Ils entendent mais n’écoutent plus, regardent mais ne voient plus. La réalité disparaît au profit d’un dialogue intérieur. Leurs joues sont gonflées de khat, leurs corps alourdis par les songes. L’aventure prend fin au coucher du soleil, plongeant le petit groupe de khateurs dans un état second, appelé mirkan. Imprégnés d’inquiétude et de mal-être, ils ne se sentent plus vraiment eux-mêmes. Comme chaque soir, ils se promettent de ne pas recommencer.

Dehors, les haut-parleurs du minaret diffusent l’appel à la prière du soir. Les six amis sortent doucement de leur léthargie. Ils n’ont rien avalé depuis le déjeuner, seulement vidé quelques bouteilles de soda. Sur le sol, les cendriers sont pleins. Ensemble, ils quittent le mabraze et traversent la rue pour rejoindre la mosquée. Le soleil se couche, c’est bientôt la fin du rêve éveillé. Le ciel porte les couleurs du diri d’Arafat. Le dieu khat reviendra-t-il capturer ses fidèles demain ? 

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