Seul un génie de la finance et de la stratégie pourrait rétablir l’Église dans toute sa gloire. Mais qui ? Le collège des cardinaux, guidé par le Saint-Esprit, pourrait seul en décider. Car le pape n’était pas un homme ordinaire ; il devait être l’envoyé des Cieux. 

Le 6 août 1492, dans la grande salle de la chapelle Sixtine, entouré de gardes suisses, d’aristocrates romains et d’ambassadeurs étrangers, le conclave entreprit donc d’élire un nouveau souverain pontife. 

La tradition voulait en effet qu’à la mort du pape les princes de l’Église, les vingt-trois membres du collège, se réunissent pour choisir le nouveau successeur de saint Pierre, vicaire du Christ sur la terre. Et il serait non seulement le chef spirituel de l’Église catholique, mais aussi le maître des États pontificaux. En tant que tel, il lui faudrait commander aux hommes et aux armées, savoir négocier avec les princes et les rois, ainsi qu’avec les dignitaires locaux. 

Le centre de la péninsule italienne était un conglomérat de cités-États qu’il faudrait, au choix, unifier ou fragmenter davantage encore. Lourde responsabilité, qui, il est vrai, s’accompagnait de la promesse d’immenses richesses. Avant même la mort d’Innocent VIII, on avait donc conclu des accords, promis des titres et des biens, négocié certaines fidélités, en vue d’assurer l’élection de tel ou tel.

Seuls quelques cardinaux pouvaient espérer être papabili : Ascanio Sforza de Milan, Cibo de Venise, Della Rovere de Naples, Borgia de Valence. Ce dernier, toutefois, étant considéré comme étranger, avait peu de chances. Qu’il eût changé de nom – « Borja » devenant « Borgia » – ne suffisait pas à lui gagner l’estime des vieilles familles romaines. 

Il avait toutefois servi l’Église avec éclat trente-cinq ans durant, négociant plusieurs situations diplomatiques difficiles pour la papauté, bien qu’évidemment chaque victoire du Vatican fût aussi l’occasion pour lui d’accroître la richesse et l’influence de sa propre famille. Il avait confié des postes de responsabilité à plusieurs des membres de sa parenté, leur accordant des biens qui paraissaient autant d’usurpations aux grandes lignées d’Italie. Un pape espagnol ? Pure absurdité ! Le siège de la papauté était à Rome, il était donc évident que le pape devait être italien. 

Le conclave entama ses travaux, toujours entourés de mystère. Isolés dans des cellules  individuelles de l’énorme chapelle glaciale, les cardinaux ne pourraient nouer – officiellement du moins – de contacts ni entre eux, ni avec le monde extérieur. Ils disposeraient d’un lit pliant pour dormir, d’un urinal, d’une carafe d’eau, et de quelques provisions – sel, amandes, massepain, biscuits, sucre de canne. Ils pourraient, il est vrai, faire venir de leur palais un serviteur que l’on se chargerait de recevoir à travers une ouverture pratiquée dans la porte de la chapelle. 

Les cardinaux ne pourraient perdre trop de temps, ou faire traîner les choses : au bout d’une semaine, ils n’auraient plus droit qu’à du pain, de l’eau et un peu de vin. La mort du pape provoquait en effet le chaos. Le désordre le plus complet régnait dans la ville désormais privée de chef : les boutiques étaient pillées, les palais attaqués, des centaines de citoyens assassinés. Et tant qu’un nouveau souverain pontife n’était pas élu, Rome elle-même était en grand danger d’être conquise.

Des milliers d’hommes se rassemblèrent donc sur la place devant la chapelle, priant à haute voix, chantant des cantiques, espérant que le pape, une fois nommé, pourrait convaincre le ciel de mettre un terme aux désordres. Ils agitaient des drapeaux et des banderoles, attendant qu’on vienne leur annoncer qu’ils étaient enfin sauvés. 

Le premier tour de scrutin dura trois jours, sans qu’aucun des cardinaux ne s’assure la nécessaire majorité des deux tiers.  

Le second tour du scrutin eut lieu trois jours plus tard et donna les mêmes résultats ; quand une fumée noire monta dans le ciel, prières et chants s’interrompirent.

De folles rumeurs circulaient dans Rome. Certains juraient que, le lendemain matin à l’aube, trois soleils identiques étaient apparus dans le ciel. La foule voulut y voir le signe que le prochain pape saurait équilibrer les trois pouvoirs de la papauté : temporel, spirituel et céleste. Cela parut un bon présage. 

Mais le soir, dans la tour du palais du cardinal Della Rovere, où personne n’avait le droit d’entrer, seize torches s’allumèrent spontanément et, sous les yeux de la foule, toutes s’éteignirent, sauf une. Mauvais signe ! Quel pouvoir resterait-il à la papauté ? Un silence inquiétant régna sur la place. 

À l’intérieur de la chapelle, le conclave était dans l’impasse. Les cellules paraissaient toujours plus humides et plus froides : les plus âgés des cardinaux commençaient à en souffrir. C’était insupportable ! Comment penser droit avec des genoux douloureux et des entrailles agitées ? 

Cette nuit-là, certains prélats sortirent de leur cellule pour se glisser dans celle des autres. Il y eut de nouveaux palabres, de nouveaux accords, de nouvelles promesses, de nouvelles alliances. Mais sur la place, la foule avait fondu : beaucoup, las et découragés, étaient rentrés chez eux. Le lendemain, à 6 heures du matin, il n’y avait donc plus grand monde quand une mince fumée blanche monta de la cheminée et qu’on abattit les pierres bouchant les fenêtres du Vatican pour faire une proclamation. 

Une silhouette en soutane, à peine discernable, proclama : 

– J’ai la joie de vous annoncer que nous avons un nouveau pape ! 

Ceux qui étaient au courant des rivalités internes au conclave s’interrogèrent : qui l’avait emporté ? Ascanio Sforza ? Della Rovere ? Mais une autre silhouette, plus imposante, fit son apparition à la fenêtre et, levant les mains, laissa tomber, comme des confetti, des bouts de papier sur lesquels on avait griffonné : « Nous avons un pape, le cardinal Rodrigo Borgia de Valence, désormais pape Alexandre VI. Nous sommes sauvés ! » 

Extrait du Sang des Borgia, traduit de l’anglais par Jean-Paul Mourlon © L’Archipel, 2002

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