Nombreux sont les philosophes qui ont réfléchi aux bienfaits d’une rencontre entre leur discipline et l’activité politique. Mais aucun n’est allé aussi loin que Platon : dans La République, alors qu’il met en scène Socrate dialoguant avec les interlocuteurs de son temps sur la nature de la justice à l’échelle individuelle et collective, il propose un modèle de cité idéale dans laquelle les philosophes deviendraient les « gardiens » de la cité. Bon sens ou… utopie ?

Pour Socrate, la politique doit être au service d’un seul but : le bonheur de tous. Seule une cité gouvernée par un philosophe peut y parvenir. 

 

« Tant que les philosophes ne seront pas les rois dans les cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actu­ellement l’un ou l’autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l’impossibilité d’agir ainsi, il n’y aura pas de cesse, mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu’elle peut l’être, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que j’hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant combien ces paroles heurteraient l’opinion commune. Il est en effet difficile de concevoir qu’il n’y ait pas de bonheur possible autrement, pour l’État et pour les particuliers. »

 

Et pourtant, lui objectentses interlocuteurs Glaucon et Adimante, rien de plus « bizarre » qu’un philosophe dans la cité, rien de plus « pervers » aussi… Socrate sourit : si les philosophes nous semblent inutiles, c’est parce qu’ils sont mal formés, et surtout… trop jeunes !

 

« Aujourd’hui, ceux qui s’appliquent à la philosophie sont des jeunes gens à peine sortis de l’enfance ; dans l’intervalle qui les sépare du temps où ils s’adonneront à l’économie et au commerce, ils abordent sa partie la plus difficile – je veux dire la dialectique – puis s’abandonnent à ce genre d’études ; et ce sont ceux qu’on regarde comme des philosophes accomplis. Par la suite, ils croient faire beaucoup d’assister à des entretiens philosophiques, lorsqu’ils en sont priés, estimant qu’il ne saurait s’agir là que d’un passe-temps. […] Au contraire, il faut donner aux adolescents et aux enfants une éducation appropriée à leur jeunesse, prendre grand soin de leur corps à l’époque où il croît et se forme, afin de le préparer à servir la philosophie ; puis quand l’âge vient où l’âme entre dans sa maturité, renforcer les exercices qui lui sont propres. »

 

Au terme de cette longue formation du corps et de l’âme, le philosophe sait que le pouvoir politique n’est rien au regard du souverain bien : c’est ce qui en fait un excellent gouverneur ! Il faut alors le contraindre à devenir roi de manière à ce que chaque citoyen puisse le prendre pour modèle de sagesse et, ainsi, se donner les moyens de vivre heureux et en paix. 

 

« Quand ils auront atteint cinquante ans, ceux d’entre eux qui auront triomphé de ces épreuves et auront excellé à tous égards dans toutes ces fonctions, aussi bien dans les tâches concrètes que dans les sciences, il faudra les mener vers le but final et les forcer, en relevant la vision de leur âme, à porter leur regard en direction de ce qui procure à toutes choses la lumière : en contemplant le bien lui-même et en ayant recours à lui comme à un modèle, ils ordonneront la cité et les particuliers comme ils se sont ordonnés eux-mêmes, pendant tout le reste de leur vie, chacun à son tour. Qu’ils consacrent la plus grande partie de leur vie à la philosophie, mais lorsque vient leur tour, qu’ils s’impliquent dans les tâches politiques et prennent chacun le commandement dans l’intérêt de la cité, en l’exerçant non pas comme s’il s’agissait d’une fonction susceptible de leur apporter des honneurs, mais comme une tâche nécessaire. Quand ils auront éduqué d’autres hommes de cette manière, en les rendant tels qu’eux-mêmes, qu’ils leur abandonnent alors le rôle de gardiens de la cité et qu’ils partent de leur côté résider dans les îles des Bienheureux. » 

 

Extraits des livres V, VI et VII de La République de Platon, traduction de Georges Leroux © Flammarion, « GF », 2002

 

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