Certain roi qui régnait sur les rives du Tage,
       Et que l’on surnomma le Sage,
       Non parce qu’il était prudent,
       Mais parce qu’il était savant,
Alphonse, fut surtout un habile astronome.
Il connaissait le ciel bien mieux que son royaume,
       Et quittait souvent son conseil
       Pour la lune ou pour le soleil.
Un soir qu’il retournait à son observatoire,
       Entouré de ses courtisans :
Mes amis, disait-il, enfin j’ai lieu de croire
       Qu’avec mes nouveaux instruments
Je verrai, cette nuit, des hommes dans la lune,
       Votre majesté les verra,
Répondait-on ; la chose est même trop commune ;
       Elle doit voir mieux que cela.
Pendant tous ces discours, un pauvre, dans la rue,
S’approche en demandant humblement, chapeau bas,
Quelques maravédis ; le roi ne l’entend pas,
Et sans le regarder son chemin continue.
Le pauvre suit le roi, toujours tendant la main,
Toujours renouvelant sa prière importune ;
Mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour tout refrain,
Répétait : je verrai des hommes dans la lune.
       Enfin le pauvre le saisit
Par son manteau royal, et gravement lui dit :
Ce n’est pas de là-haut, c’est des lieux où nous sommes
       Que Dieu vous a fait souverain.
Regardez à vos pieds ; là vous verrez des hommes,
       Et des hommes manquant de pain.

 

Jean-Pierre Claris de Florian, Fables, 1792

 

Dans le Théétète, Platon dresse un portrait humoristique du philosophe. C’est Thalès, ce sage passionné d’astronomie, qui tombe dans un puits. Toute mignonne et pleine de bonne humeur, une servante se moque. À mettre tant d’ardeur à connaître le ciel, il ne voit plus à ses pieds. La caricature traversera les millénaires. Elle ne doit pas nous faire oublier le portrait qui lui est opposé d’hommes habiles en flatteries dans la cité corrompue, mais incapables de chanter une vie authentique. Ces liens entre politique et sagesse sont au cœur de l’apologue de Jean-Pierre Claris de Florian reproduit ci-dessus. Le dramaturge et nouvelliste n’est connu aujourd’hui que par sa centaine de fables publiées en 1792, deux ans avant son emprisonnement sous la Terreur et sa mort de tuberculose. Elles ne se mesurent pas aux cruelles vérités de La Fontaine mais enseignent la morale avec une élégance badine. Plusieurs d’entre elles dénoncent les tenants d’un savoir théorique vide : « Car c’est l’expérience / Qui corrige, et non les discours ». Dans les alexandrins et octosyllabes du « Roi Alphonse », les courtisans encouragent la folie du roi par leurs flatteries. Aux astres du ciel s’oppose un humble chapeau bas. Mais le monarque est aveugle et sourd au peuple. Pour obtenir quelques ­maravédis espagnols, le pauvre se doit de le prendre par le manteau. La référence divine, la répétition du mot hommes apportent une solennité pathétique aux vers finaux. Le roi manque à son devoir de monarque et de chrétien. De quoi faire une révolution ? 

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