À quand remonte l’apparition d’une criminalité industrielle ?

Cela correspond à la première mondialisation, à la fin du xixe siècle. On assiste alors au développement de la machine à vapeur et à l’accélération des techniques de transport qui entraînent une contraction du temps et de l’espace. La circulation des biens et des personnes s’accélère et les fraudes, la contrebande, les trafics d’êtres humains n’échappent pas à cet embal­lement. Le processus de criminalisation est lié au développement des techniques. C’est quasi incestueux. La « suppression » des frontières bénéficie en priorité aux criminels.

Le statut du criminel évolue-t-il à ce moment-là ?

Le criminel devient un opérateur industriel qui s’appuie sur les valeurs du capitalisme. C’est très nouveau. Ces criminels échappent à la simple jouissance du vol et à sa consommation. Ils s’établissent, perçoivent des revenus, doivent investir, capitaliser, conquérir un territoire. Ils s’embourgeoisent et, in fine, cherchent une pérennité.

Cette modernisation criminelle s’incarne presque au même moment à Marseille et à Chicago. D’un côté Carbone et Spirito, de l’autre, outre-Atlantique, Al Capone dans la banlieue de Chicago. Ils comprennent qu’il faut être multiservices et mettent en place le contrôle des champs de pavot – la production –, l’organisation du transport, des passeurs, des dockers, la corruption des policiers et des douaniers – la distribution. Le mimétisme avec l’économie de marché est frappant. À Chicago ou à Marseille, les patrons du crime organisé cherchent à élargir leur gamme de produits. Ils créent une hiérarchie interne avec des capos et des sous-capos. Ils se comportent comme des industriels veillant à l’intégration verticale de leurs affaires, au développement des zones de chalandise, aux primes pour le petit personnel… Seule la gestion du problème de la concurrence est plus définitive que dans le commerce traditionnel !

Comment cette première génération de criminels industriels gère-t-elle l’argent ?

Al Capone, en surfant sur la prohibition de l’alcool, doit gérer entre 6 et 10 millions de dollars de recette par semaine. C’est considérable. Que faire de ces montagnes d’argent ? Il achète une chaîne de blanchisseries qui va lui permettre de recycler l’argent. De vraies blanchisseries qui règlent mieux le problème que les casinos où il faut corrompre beaucoup d’intervenants. En marge, Al Capone et son équipe finiront par gagner plus d’argent en prenant le contrôle de la distribution de lait à Chicago qu’en distribuant de l’alcool.

Ce sont les premiers industriels du crime. Jusque-là, le crime était porté par des individus, des gangs. Ils font passer le banditisme du crime organisé au crime industriel. La loi du marché leur convient, ils sont dans une logique de capitalisme monopolistique.

Existe-t-il, entre cette première mondialisation et aujourd’hui, une période intermédiaire ?

Les années 1980. Il se produit un événement inattendu et invisible : deux opérations visant des établissements financiers ont lieu en même temps. La première, aux États-Unis, frappe les caisses d’épargne américaines, les Savings and Loans ; l’autre a lieu au Japon, avec ce qu’on a appelé la « récession Yakuza ». Dans les deux cas, les mafias détournent une petite centaine de milliards de dollars. Ce sont les deux hold-up du millénaire ! L’attorney general américain [équivalent du ministre de la Justice] est venu devant le Sénat, en 1987, admettre les faits. La banque centrale du Japon, elle, a évalué la perte entre 90 et 120 milliards de dollars. Cela se passe en quelques semaines dans deux des pays les mieux organisés. Et cet argent transite directement vers des places offshore. C’est la première fois dans notre histoire qu’autant d’argent passe en même temps vers un espace offshore.

Comment ont-ils procédé ?

Des petites équipes ont volé systématiquement tous les fonds de caisse des caisses d’épargne durant six mois. Aucune n’a osé porter plainte en raison des menaces reçues.

Qui sont les acteurs de ces hold-up du millénaire ?

Ce sont les enfants d’Al Capone. Comme dans Le Parrain, ils sont devenus juristes ou traders. Ils ont intégré la dimension de la finance internationale.

Quel rôle jouent dans ce contexte les paradis fiscaux, les établissements offshore ?

Il n’y pas de site offshore qui ait été inventé pour autre chose que la fraude. Cela ne sert qu’à cela : fraude fiscale, commissions, rétrocommissions… il n’y a aucune raison légale d’avoir du offshore. Dans 75 % des cas, c’est de la fraude classique : la volonté d’échapper à l’impôt. Mais le reste ? À quoi sert ce tuyau créé pour permettre l’optimisation fiscale ? En partie à héberger l’argent du crime. L’offshore est devenu le lieu idéal. Et les banques, victimes dans un premier temps, finissent par se demander pourquoi elles ne géreraient pas cette masse d’argent… L’appât du gain est un moteur puissant ! L’argent du crime représente tout de même, selon les estimations, de 1 à 5 % du PIB mondial. Pourquoi passer à côté ? Pour se donner bonne conscience, elles se réconfortent en disant que c’est l’argent de la fraude fiscale. 

Ce sont 70 000 milliards de dollars qui circulent ou reposent dans le circuit offshore. C’est l’estimation la plus courante. Les spécialistes considèrent que la masse d’argent virtuel est désormais supérieure à l’argent réel. On a créé un monstre financier. Que fait cet argent ? Il spécule non pas pour gagner de l’argent, mais pour ne pas trop en perdre. Que font ces nouveaux criminels dans les « paradis fiscaux » ? Ils prennent le contrôle du système. Eux possèdent les moyens de faire peur aux banquiers et ne perdent jamais d’argent. Ainsi le crime s’est financiarisé.

Par ailleurs, dans le système bancaire classique, les flux d’origine suspecte ne sont pas résiduels. Même s’il s’agit par définition d’estimations fragiles, on évalue à 25 % le pourcentage des dépôts dans les banques dont l’origine est douteuse… La dérégulation financière a entraîné la dérégulation morale…

Quelle forme peut prendre cette coopération ?

Prenez l’affaire Wachovia aux États-Unis. C’est une grande banque qui a quand même blanchi quelques dizaines de milliards de dollars en provenance des narcotrafiquants mexicains. Wachovia a poussé l’audace jusqu’à financer l’achat d’un avion pour transporter la drogue. La banque a été condamnée et a dû payer de très fortes amendes.

Quelle est la place des banques dans l’univers du crime organisé ? 

Les banques sont passées du statut de cibles à celui d’alliés. La porosité du système bancaire née de la dérégulation dans les années 1990 a créé les conditions d’une intrusion du crime : les paradis fiscaux sont une porte d’entrée. Aux États-Unis, le nombre de banques condamnées à des peines d’amende très importantes ne cesse de monter depuis une dizaine d’années… Elles se font prendre pour des dizaines de milliards de détour­nements en reconnaissant, généralement, leur culpabilité. Il ne s’agit donc pas d’un ­épiphénomène… c’est une contagion. 

Notez qu’aucun des sites offshore n’a d’armée. Si un jour les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France ou la Russie déclaraient : « C’est fini ! », ce serait le cas dans la minute. Caïmans, les îles Vierges, Jersey… Leur capacité militaire est égale à celle d’une police municipale. Pourquoi existent-ils ? Parce que nous en avons besoin et que nous sommes dans l’hypocrisie la plus totale.

Comment expliquez-vous cette situation ?

Les sociétés procèdent d’un double mouvement : de moralisation, de transparence dans un premier temps ; de réalisme dans un second – nous produisons des avions, des hélicoptères et nous devons les vendre. Cela représente un chiffre d’affaires potentiel important et des milliers d’emplois. Et finalement, au nom d’un intérêt supérieur, certains créent les conditions d’un système de corruption contre lequel ils se battent… 

De même, certains pays, comme la Grande-Bretagne, intègrent l’argent de la prostitution dans leur PIB, l’argent du crime. Entre la posture morale et la réalité fiscale, il existe un entre-deux…  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et  LAURENT GREILSAMER

 

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