De quand date la prise de conscience du lien entre travail et santé ? 

Elle est très ancienne. Le sociologue Marc Loriol a repéré une préoccupation du mal vivre au travail dès le Moyen Âge, avec l’acédie des moines. Le premier symptôme de ce trouble était la perte d’appétence pour la prière. À l’époque contemporaine, les questions de condition de travail et de santé au travail ont connu leur âge d’or dans la première moitié des années 1970. Ces réflexions suivaient les mouvements de Mai 68 et les grandes aspirations qualitatives portées par la « nouvelle société » de Chaban-Delmas et Delors.

Comment s’est traduite cette prise de conscience ?

D’abord par la grande loi de 1971 sur la formation professionnelle continue. Puis par une série d’initiatives comme le rapport Sudreau sur la réforme de l’entreprise, des documents patronaux sur la nécessité de dépasser les modèles tayloriens, des programmes syndicaux accordant une large place aux conditions de travail et à la santé en milieu professionnel. Les pouvoirs publics ont initié une négociation interprofessionnelle qui a abouti à un accord-cadre sur les conditions de travail. Rien de semblable ne s’est fait depuis. Enfin, en 1973, a été fondée l’ANACT, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Sa mission était d’appuyer les initiatives innovantes. Dans la même période, ont été créées des commissions sur les conditions de travail dans les entreprises de plus de 300 salariés, ainsi qu’un groupe de travail spécial du Conseil national de la statistique sur la nécessité de mesurer et de prendre en compte cette réalité, avec des outils d’investigation. 

Cette approche n’a pas duré…

À partir du milieu des années 1970 et jusqu’aux années 2000, on a observé un grand coup d’arrêt : les conditions de travail et la santé au travail ont été éclipsées par les questions d’emploi et de salaire, dans un contexte de montée du chômage. Il fallait sauver l’emploi à tout prix, quitte à accepter de mauvaises conditions de travail. C’était une erreur. On aurait pu construire des politiques différentes, et même plus efficaces en termes d’emploi.

La cause était perdue ?

Les résultats auraient pu être plus importants. Les lois Auroux de ­1981-1982, largement rédigées par Martine Aubry, prévoyaient des volets intéressants concernant l’expression des salariés sur les conditions de travail, ou le droit de retrait – c’est-à-dire la possibilité de refuser de travailler – en cas de situation dangereuse. La loi créait des outils d’action, mais encore fallait-il les mettre en œuvre. Cette dynamique s’est essoufflée. Le meilleur signe en est les lois sur les 35 heures des années 1998-2000. Elles passent totalement sous silence les conditions concrètes de travail ! Martine Aubry ne pouvait être suspectée d’indifférence à ce sujet, mais il fallait faire du chiffre, conclure des accords au plus vite avec l’espoir de créer des emplois – au prix parfois d’une dégradation du travail : suppression des pauses, accélération des processus… 

Comment les conditions de travail sont-elles revenues au premier plan ?

Il y a eu le scandale de l’amiante à la fin des années 1990, puis la vague de suicides chez France Télécom en 2007-2008, avec la prise de conscience de la montée des facteurs psychosociaux de risque. Puis encore, le volet pénibilité dans la loi sur les retraites de 2003 et les suivantes. On s’est souvenu que le physique et le psycho­logique ne sont pas disjoints. L’être humain est plein et entier dans sa situation de travail. Bien sûr, on a souvent annoncé que la « civilisation de la panne » allait remplacer la « civilisation de la peine », que le corps au travail serait moins sollicité. Ce n’était pas vrai. En réalité, le travail ouvrier et celui de beaucoup d’employés – dans les commerces ou ­l’hôtellerie par exemple – restent beaucoup plus exigeants qu’on ne le croit. De son côté la mobilisation mentale s’est développée avec le système des flux tendus. 

Qu’observez-vous en tant qu’ergonome dans l’évolution du travail ?

Un mélange des contraintes. Le salarié est à la fois dans un modèle industriel, avec des butées temporelles très strictes, et des contraintes marchandes d’adaptation immédiate au client. Cela ne fait pas bon ménage. On assiste à une intensification du travail sans précédent, avec des tâches multiples à accomplir dans un tempo accéléré. Ce qui soulevait l’incrédulité il y a vingt ans est admis à présent. L’idée que le travail pouvait être nocif pour la santé suscitait à l’époque deux réponses : « Il y a pire : le chômage », et : « N’exagérez pas, on n’est plus au temps de Zola. » L’amiante, les suicides, le stress au travail sont passés par là. 

Pourquoi la prévention collective au travail est-elle si difficile à mettre en place ?

On assiste à un glissement de la responsabilité à la culpabilité. Dès qu’on évoque la nécessité d’agir contre des facteurs potentiels de troubles psychiques graves, on tend à suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête de l’employeur, avec l’idée qu’il pourrait être condamné si l’un de ses employés se suicidait. Les manageurs sous le coup d’une peine avec sursis suite au problème de santé d’un employé ne sont pas les meilleurs en prévention. Ils sont tétanisés à l’idée de ne pas respecter les règles. Or, pour qu’un travail soit bien fait, il ne faut pas les respecter à la lettre. Il existe toujours un élément de création humaine. Par ailleurs, quand on fixe un objectif de zéro accident, vient le moment où ça n’entraîne plus la diminution des accidents mais la diminution des déclarations d’accidents, leur masquage, donc une perte d’information pour la prévention. Il existe aussi une dimension financière : les remèdes semblent contraires à une politique de compétitivité à tout crin. Bien des employeurs ne nient plus l’intensification du travail, mais ils considèrent que c’est le prix à payer. Il semble normal de prendre les salariés au collet. Ainsi va la guerre économique. C’est un obstacle considérable. 

Est-ce si coûteux d’améliorer les conditions de travail ?

Pas toujours. On peut pratiquer certaines actions de prévention pour pas cher. Les problèmes de posture au travail sont à l’origine de la première maladie professionnelle en France, les troubles musculo-­squelettiques. Une bonne partie de ces problèmes serait résolue par un examen attentif des espaces de travail, des outils, de l’organisation. 

Pourquoi ne fait-on rien ?

Il existe un consensus par habitude : ces contraintes font partie du métier, elles ont toujours existé, donc on continue ainsi. Le salarié se dit : « Tant que je tiens bien le coup, ça va. » Il considère par exemple que la souplesse fait partie de ses ­compétences. Même s’il doit se tordre pour accomplir sa tâche. Une infirmière ou une aide-soignante rencontre des problèmes de posture. Mais elle se dit qu’elle va beaucoup mieux que les malades, donc pourquoi se plaindre ? Nous sommes en retard dans les politiques de prévention. Dans l’Europe à quinze, on était quatorzième, juste devant la Grèce. 

Quels problèmes restent les plus aigus quant à la pénibilité du travail ?

L’intensification du travail s’est accentuée en prenant un tour redoutable : la pression sur la personne est érigée en modèle. Il faut être réactif, il faut être flexible. Pour les cadres, être visionnaire, anticiper. Ce manque de sérénité est une évolution négative. Dans certains métiers, comme chez les chauffeurs routiers, les progrès techniques ont pu atténuer des efforts physiques. Mais la réorganisation en temps réel de l’ordre des livraisons les amène à chambarder leur programme et les perturbe dans leur activité. L’intensification du travail vient retendre la contrainte physique là où elle s’atténuait.

L’accélération est une souffrance ?

Oui, la fatigue liée à la hâte. Les humains absorbent aisément des pics d’activité ponctuels, mais ne sont pas capables de fonctionner dans la hâte tout le temps. Le sentiment de bâcler son travail s’accompagne d’une crise de sens. L’employé pense : « Je dois tenir l’objectif de qualité, je ne peux pas, donc je triche avec la crainte d’être découvert. » Ou au contraire : « Mon supérieur pense que dégrader la qualité n’est pas grave, je ne supporte pas tout cela, car c’est mon métier. » Cette situation peut provoquer des catastrophes, y compris des suicides. La vitesse porte atteinte au sens du travail.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LOUP WOLFF

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