Le visage est cette plaque nerveuse porte-organes qui a sacrifié l’essentiel de sa mobilité globale, et qui recueille ou exprime à l’air libre toutes sortes de petits mouvements locaux que le corps tient d’ordinaire enfouis. Et chaque fois que nous découvrirons en quelque chose ces deux pôles, surface réfléchissante et micro-mouvements intensifs, nous pourrons dire : cette chose a été traitée comme un visage, elle a été « envisagée » ou plutôt « visagéifiée », et à son tour elle nous dévisage, elle nous regarde… même si elle ne ressemble pas à un visage. Ainsi le gros plan de pendule. Quant au visage lui-même, on ne dira pas que le gros plan le traite, lui fasse subir un traitement quelconque : il n’y pas de gros plan de visage, le visage est en lui-même gros plan, le gros plan est par lui-même visage, et tous deux sont l’affect, l’image-affection.  

(…) À un visage, il y a lieu de poser deux sortes de questions suivant les circonstances : à quoi penses-tu ? Ou bien : qu’est-ce qui te prend, qu’est-ce que tu as, qu’est-ce que tu sens ou ressens ? Tantôt le visage pense à quelque chose, se fixe sur un objet, et c’est bien le sens de l’admiration ou de l’étonnement, que le wonder anglais a conservé. En tant qu’il pense à quelque chose, le visage vaut surtout par son contour enveloppant, son unité réfléchissante, qui élève à soi toutes les parties. Tantôt, au contraire, il éprouve ou ressent quelque chose, et vaut alors par la série intensive que ses parties traversent successivement jusqu’à un paroxysme, chaque partie prenant une sorte d’indépendance momentanée. On reconnaît déjà là deux types de gros plans, dont l’un serait surtout signé Griffith, et l’autre, Eisenstein.

(…) On évitera de croire que le premier pôle soit réservé aux émotions douces et le deuxième aux passions noires. On se rappellera par exemple comment Descartes considère le mépris comme un cas particulier de  l’« admiration ». D’un côté il y a des méchancetés réfléchissantes, des terreurs et des désespoirs réfléchis, même et surtout chez les jeunes femmes de Griffith ou de Stroheim. De l’autre côté il y a des séries intensives d’amour ou de tendresse. Bien plus, chaque aspect réunit des états de visage eux-mêmes très différents. L’aspect wonder peut affecter un visage impassible qui poursuit une pensée impénétrable ou criminelle ; mais il peut également s’emparer d’un visage juvénile et curieux, tellement animé de petits mouvements que ceux-ci se fondent et se neutralisent (…).  

Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1
© Éditions de Minuit, 1983

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