Dans la non-scolarisation ou l’instruction en famille, il y a deux tendances : le homeschooling, où les parents font l’école à la maison, et l’apprentissage autonome (parfois appelé unschooling), basé sur les centres d’intérêt et le rythme de l’enfant, qui se construit dans l’interaction et l’interrelation. Pour mon film Être et devenir, je me suis penchée sur l’apprentissage autonome. 

J’étais curieuse de mieux connaître une tout autre approche pédagogique qui m’étonnait et m’intriguait. Plus globalement, c’est devenu un film sur la confiance en l’enfant et son développement. « Ce n’est pas un film contre l’école, c’est un film pour les enfants », a écrit une journaliste à sa sortie.

En menant des recherches pour le film, je suis tombée sur des œuvres d’auteurs comme John Caldwell Holt (Learning all the Time, How Children Fail, How Children Learn) et John Taylor Gatto (Weapons of Mass Instruction, Dumbing us Down), deux enseignants américains qui, après avoir passé des décennies à tenter de réformer l’école de l’intérieur, en sont arrivés à  penser que ce n’était pas possible. John Holt a inventé le terme unschooling. Je suis allée interviewer John Taylor Gatto à New York pour le film.

Par ailleurs, un article du professeur en sciences de l’éducation Roland Meighan, « An Education Fit for a Democracy » (publié dans Life Learning Magazine) explique qu’un changement radical sera nécessaire pour arriver à un système d’apprentissage en accord avec la démocratie : « Il faudra en finir avec la domination et son flot incessant d’enseignements non sollicités, écrit-il. Il faudra recon­naître que, dans une démocratie, l’apprentissage par contrainte signifie l’endoctrinement, et que l’éducation ne peut être que l’apprentissage par invitation et par choix. »

Les temps – et l’économie – changent. Le modèle de travail de la révolution industrielle est désuet, et le modèle éducationnel industriel cédera inévitablement sa place lui aussi. Les faits et capacités enseignés aujourd’hui pourraient ne pas être pertinents dans le futur, et les métiers du futur n’existent pas encore aujourd’hui. Les capacités dont on aura besoin incluent des qualités auxquelles on ne pense pas forcément, surtout dans le contexte du monde du travail, comme la capacité à faire des recherches, l’esprit de coopération, l’innovation, l’adaptabilité, la créativité, la curiosité, la persévérance, l’autonomie, la motivation intrinsèque, la capacité à la prise de décision, la prise de risques et la volonté de faire par soi-même. L’apprentissage autogéré est une excellente manière de les développer à tout âge.

Autre point crucial : le jeu est indis­sociable de l’apprentissage. La plupart des grandes découvertes ou inventions ont été la conséquence d’un plaisir ludique. N’oublions pas que les deux apprentissages les plus difficiles, la marche et le langage, découlent naturellement du jeu, et qu’il n’y a pas lieu d’enseigner ces « matières ». Jouer et apprendre, jouer et travailler : il n’y a pas de séparation les premières années. Celle-ci nous est inculquée quand commence la scolarisation, et c’est là que commence le ressentiment face au travail, dès lors qu’il n’est plus automotivé. Quant au temps non planifié, il est crucial pour les enfants d’avoir le temps d’aller au bout de ce qu’ils entreprennent, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. S’ils sont sans cesse interrompus, ils apprennent la superficialité. 

Souvent, après avoir vu mon film, des adultes confient qu’ils luttent encore contre des travers appris à l’école – comparaison, compétition, domination, reproduction, peur de mal faire, de décevoir, d’être différent. Une jeune femme a reconnu être encore sous la coupe du syndrome de la bonne élève. L’école prend douze ans de notre vie sans nécessairement nous aider profession­nellement ni à vivre en société. Beaucoup d’entre nous ont tout appris « dans la vraie vie ».

La spécialiste Annelle Ingrand écrivait en 1969 : « Célestin Freinet [pédagogue français, 1896-1966] a remarquablement analysé les aberrations de l’enseignement et il s’est efforcé de “remettre l’enfant dans la vie”. Mais c’est une démarche artificielle que celle qui consiste à recréer une vie à l’école, puisque c’est l’école qui cause ce phénomène de sclérose. De même qu’on peut toujours se donner bonne conscience en “animant” des asiles de vieillards qui ne devraient pas exister du tout ou en constituant des “réserves naturelles” dans une nature qu’on continuera à polluer sans remords. »

Mais pour l’auteur des Chroniques d’une école du troisième type, le pédagogue Bernard Collot, la pédagogie Freinet (PF) a notablement régressé dans ses pratiques. « La portée révolutionnaire qu’elle avait a disparu, regrette-t-il. Ce qu’on appelle la PF a été la résultante d’un incroyable mouvement, de tâtonnements d’instituteurs échangeant sans cesse. Le génie de Freinet a été surtout son talent de dynamiseur et de synthétiseur. À sa disparition, la pédagogie en mouvement qu’il impulsait s’est plus ou moins figée. La petite reconnaissance de la pédagogie Freinet par l’Éducation nationale (les enseignants peuvent s’en référer) a eu l’effet de la réduire pour beaucoup à quelques pratiques pouvant rentrer dans une certaine conformité, contrepartie de son acceptation. Il en est de même pour d’autres pédagogies comme celle de Maria Montessori, tolérée dans l’EN [Éducation nationale] quand elle se contente d’utiliser une partie de ses outils, pour les maternelles seulement. Disons que ces pédagogies sont plus ou moins dénaturées quand elles sont inscrites dans le cadre étatique. Le moteur qui avait fait la PF, c’était la recherche inlassable des praticiens, la remise en question permanente, pas l’application de méthodes clé en main. C’était aussi le risque et l’audace d’aller à l’encontre de l’institution, de la hiérarchie. »

Ce que j’ai appris en faisant ce film, c’est qu’il n’y a pas lieu de confondre apprendre et enseigner. Les enfants sont des machines à apprendre ; l’être humain est naturellement curieux, cela fait partie de notre physiologie. Il n’y a pas de temps ni ­d’espace particulier pour apprendre. Il n’est pas nécessaire de compartimenter, de séparer le travail du jeu (qui sont indissociables pour les petits enfants, qui pourtant apprennent la marche et la parole, les deux apprentissages les plus difficiles de leur vie) par matières, par âges, par quartiers. Alan Thomas, le chercheur anglais qui intervient en fin d’Être et devenir, résume les travaux de sa vie par la conclusion que les enfants acquièrent spontanément l’essentiel des savoirs dont ils auront besoin dans la société dans laquelle ils vivent… en y vivant. Oscar Wilde le disait ainsi : « Rien de ce qui est digne d’être connu ne peut être enseigné. »  

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