« Tu veux me parler, je t’écoute, dit l’inspecteur, poussant le formulaire stipulant ses droits vers Dale. Tu veux la boucler, je t’inculpe de meurtre et je rentre chez moi. Je m’en fiche un peu.

– Comment ça ? » demande Dale.

Edgerton souffle la fumée de sa cigarette dans sa direction. Avec n’importe quel autre meurtre, cette bêtise crasse pourrait être comique. Avec Andrea Perry, elle lui reste en travers de la gorge.

« Regarde-moi, fait Edgerton, élevant la voix. Tu sais, ce revolver dans ton placard ? »

Dale hoche lentement la tête.

« Tu crois qu’il est où, maintenant ? »

Dale ne dit rien.

« Il est où ? Réfléchis bien, Eugene.

– Vous l’avez.

– On l’a. Exact. Et en ce moment même, pendant que je te parle, il y a des experts en bas qui établissent que c’est de ce flingue que provenait la balle qu’on a récupérée dans la tête de cette fillette. » […]

– C’est pas mon flingue. »

Edgerton se lève, sa patience complètement épuisée par cinq minutes dans cette pièce avec cet homme. Dale lève les yeux sur l’inspecteur ; son visage est un mélange de frayeur et de sincérité.

« Tu me fais perdre mon temps, putain, Eugene.

– J’ai pas…

– Non mais tu me prends pour qui, là ? demande Edgerton, élevant la voix. J’ai pas de temps à perdre à écouter tes salades.

– Pourquoi vous me criez dessus ? »

Pourquoi je te crie dessus ? Edgerton est tenté de dire la vérité à l’homme, d’expliquer un peu la civilisation à un homme qui n’en a aucune notion. Mais ce serait gaspiller de la salive. 

« Quoi, t’aimes pas qu’on te crie dessus ? »

Dale ne dit rien.

Edgerton sort de la salle d’interrogatoire avec un petit noyau de rage qui grandit en lui, une fureur que peu de meurtriers arrivent à déclencher chez un inspecteur. Cela vient en partie de la bêtise des premières déclarations avancées par Dale, en partie de ses dénégations infantiles, mais, au final, ce qui le met le plus en colère, c’est la simple énormité du crime. Il voit la photo d’école d’Andrea Perry dans le classeur et ça entretient la rage ; comment une telle vie a-t-elle pu être détruite par un type comme Eugene Dale ? 

Face à un coupable, Edgerton affiche en général un mépris modéré à la limite de l’indifférence. […]

Mais là, c’est différent. Cette fois, Edgerton ne veut même pas respirer la même atmosphère que son suspect. En vérité, sa colère est assez profonde pour qu’on parle de haine, un sentiment qui sur cette affaire ne pouvait naître que chez un inspecteur noir. Edgerton est noir, Eugene Dale est noir, et Andrea Perry aussi : les barrières habituelles de la race ont été supprimées. Du coup, il est logique qu’Edgerton puisse apprendre des choses en parlant aux gens sur le terrain, qu’il puisse s’aventurer dans les cités de West Baltimore et en ressortir avec des infos qu’un flic blanc n’aurait jamais pu obtenir. Même le meilleur flic blanc ressent cette distance lorsqu’il travaille avec des victimes noires et des suspects noirs ; pour lui, ceux-ci appartiennent à un autre monde, comme si leur tragédie était le résultat d’une pathologie du ghetto contre laquelle il est pleinement immunisé. Dans la mesure où il travaille dans une ville où près de 90 % des meurtres sont commis par des Noirs sur des Noirs, un inspecteur blanc comprendra peut-être la nature de la tragédie d’une victime noire, il fera peut-être bien attention à faire la différence entre les bons, qu’il faut venger, et les mauvais, qu’il faut traquer. Mais, au bout du compte, il ne réagira jamais avec la même intensité ; ses victimes les plus innocentes suscitent chez lui de l’empathie, pas un crève-cœur ; ses suspects les plus impitoyables provoquent du mépris, pas de la rage. Edgerton, en revanche, n’est pas encombré par de telles distinctions. Eugene peut être complètement réel pour lui, de même qu’Andrea Perry peut l’être ; sa rage face au crime peut être personnelle.

La réaction provoquée par Dale chez Edgerton l’isole du reste de son équipe, mais cette fois il n’y a rien d’exceptionnel à ça ; pour être un inspecteur noir à la brigade criminelle, il faut posséder un sens tout particulier de l’équilibre, être prêt à supporter les excès de nombreux collègues blancs, à ignorer les jugements cyniques et l’humour mordant d’hommes pour lesquels la violence des Noirs contre les Noirs représente un ordre naturel. Pour eux, la classe moyenne noire n’est qu’un mythe. Ils en ont entendu parler, ils ont lu des articles dans les journaux, mais au diable s’ils peuvent la trouver dans la ville de Baltimore. Edgerton, Requer, Eddie Brown : ils sont noirs, ils appartiennent fondamentalement à la classe moyenne, mais ils ne prouvent rien. Ce sont des flics, et par conséquent, qu’ils le sachent ou non, ce sont tous des Irlandais honoraires. Cette logique permet au même inspecteur qui sera parfaitement à l’aise pour faire équipe avec Eddie Brown de foncer sur l’ordinateur de la police pour vérifier les antécédents de la famille noire qui s’est installée la veille à côté de chez lui.

Le préjugé est profondément enraciné. Il suffit d’écouter l’analyse scientifique que fait dans le foyer un vieil inspecteur blanc sur la forme de la tête des lascars noirs : « … Ceux qui ont la tête allongée, c’est des tueurs froids, des mecs dangereux. Mais ceux qu’ont une tête en forme de cacahuète, c’est juste des petits dealers et des voleurs de poules. Et ceux qui sont super cambrés, en général… »

Les inspecteurs noirs vivent et travaillent au milieu de tout cela, contradictions vivantes des scènes qui accueillent chaque nuit leurs collègues blancs dans le ghetto. Si un Blanc s’entête à ne pas comprendre la nuance, qu’il aille se faire foutre. Que peut faire un flic noir ? 

Extrait de Baltimore : une année dans les rues meurtrières, 1991 

© éditions Sonatine, 2012, pour la traduction française d’Héloïse Esquié

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