Je suis rentré aux États-Unis à mi-­parcours du premier mandat du président Obama, après plus de vingt ans passés à l’étranger, en Allemagne, puis au Royaume-Uni. J’ai quitté New York à l’époque où Bush père était aux commandes (1989-1993), et même si être loin de son pays n’est plus ce que c’était – vu la facilité à communiquer et à voyager –, je n’ai pas vécu mon éloignement si différemment des écrivains expatriés que j’avais lus, Richard Wright et James Baldwin. Vivre à l’étranger équivalait, pour un Noir américain, à une forme de manifeste politique.

Je n’ai pas décidé de revenir aux États-Unis pour la seule raison que nous avions un président noir. Reste que le pays est devenu plus stable avec Obama, même si l’on ne l’en crédite pas toujours. Et si la gauche a été choquée qu’Obama ait pris à ses côtés des insiders de Wall Street comme Tim Geithner et Larry Summers, l’effondrement économique a été stoppé. L’Irak, ­l’Afghanistan, Cuba, la réforme de la protection santé… À Cornel West [professeur noir à Princeton] et mes camarades de gauche qui, sous prétexte de dire la vérité au pouvoir, se déclarent déçus par le président Obama, je dis : si ce n’était pas lui, qui aurait-on à la place ? Ma génération, celle des étudiants noirs qui ont grandi avec les droits civiques, a été séduite par l’autobiographie d’Obama, Les Rêves de mon père. Nous n’avions pas alors perçu l’importance de son livre de campagne électorale, L’Audace d’espérer. Il se distinguait de nous, les Noirs, démontrant ainsi sa clairvoyance stratégique. Ses opposants politiques étaient impuissants à lui faire perdre son calme et à le déloger du centre. Lui, un Noir, se maintenait au milieu, au centre, au cœur.

Tant qu’il tiendra cette position, le Parti républicain ne pourra vraiment agir qu’à droite. Position perdante. Car il n’est plus vrai que dans la politique américaine l’électeur non affilié soit un conservateur social. Parmi les détenteurs du droit de vote aux États-Unis, 33 % sont des mères célibataires et 50 % des moins de deux ans appartiennent à une minorité. Le Parti républicain peut lire l’avenir dans la démographie comme tout un chacun.

Pourtant, les États-Unis restent un pays où la ségrégation existe et où le lieu de résidence détermine en grande partie l’existence qu’on y aura. La ségrégation est au cœur de la mentalité sécessionniste, qui n’a pas changé depuis que les États confédérés se sont soulevés contre l’Union lors de la guerre civile (1861-1865). La haine envers l’autorité de Washington et l’exploitation des droits des États pour défendre la suprématie blanche sont une tradition politique. Le racisme est si ancien que les racistes prétendent qu’il est dans la nature humaine, comme est censée l’être la xénophobie. Or, le grand paradoxe de l’administration Obama est que sa seule présence sur la scène internationale rend extrêmement difficile pour les racistes de continuer à diaboliser l’homme noir. La peur du Noir, comme si l’esclavage n’avait pas encore été puni, influe considérablement sur la politique sociale. Parallèlement, le racisme est si profond dans le pays que la droite ne cherche même pas à dissimuler sa haine d’Obama, ni sa jubilation à lui refuser tout respect en tant que chef de ­l’exécutif.

Après mon enfance, je n’ai jamais plus vécu dans un environnement majoritairement noir, mais Harlem n’est pas ce qu’il était dans les livres qui me le décrivaient. Les nationalistes noirs sur place sont prompts à affirmer que les pauvres sont poussés à déménager. Mais c’est oublier le lieu laissé à l’abandon qu’était devenu Harlem dans les années 1980 avec l’explosion du trafic de drogue. Les pratiques bancaires racistes avaient contribué à isoler le quartier. Pour le faire revivre, la seule chose qui pouvait arriver à Harlem est arrivé : ses logements chargés d’histoire et sa réserve de maisons individuelles dans une ville où habiter une maison est rare, intéressent une population nouvelle. Mais les Blancs qui vivent aujourd’hui à Harlem ne sont pas uniquement des investisseurs avisés. Harlem est aussi le lieu de vie de jeunes Blancs qui n’ont pas peur des Noirs. Pour eux, Harlem est un quartier commode et bon marché. De plus, beaucoup connaissent l’histoire de Harlem et en sont fiers.

Les nouveaux arrivants et les habitants de longue date vivent côte à côte, mais il y a un contraste entre les deux générations. La mauvaise santé des pauvres reste manifeste à Harlem. Jusqu’à récemment encore, le « contrôle au faciès » était une autre caractéristique du quotidien du quartier. En passant en taxi, l’on voyait de jeunes Noirs, mains contre le mur et jambes écartées, fouillés par la police. Si les associations pour les droits civiques notent qu’il y a eu, en un an, près de 600 000 fouilles de ce genre dans la ville, cela veut dire que les mêmes jeunes ont été contrôlés maintes et maintes fois. En 2010, j’ai assisté dans une librairie d’Harlem à un débat sur le livre de Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness [« la nouvelle ségrégation : l’incarcération de masse à l’ère de la non-discrimination raciale »], un ouvrage fort qui plaide pour la fin de la guerre contre la drogue. La police a concentré ses hommes dans les quartiers noirs plutôt que dans les quartiers blancs, ce qui a conduit au profilage racial et au contrôle au faciès. Les prisons américaines sont pleines de Noirs coupables de délits mineurs liés à la drogue. J’ai été surpris, lors de ce débat, du nombre de mains qui se sont levées quand le modérateur a demandé si quelqu’un dans la salle avait, ou avait eu, un proche incarcéré.

C’est comme si le pays – ou du moins, certains Blancs – avait gardé ce besoin fou de contrôler la population noire de sexe masculin, ces milliers de Noirs errant sur les routes de l’après-guerre civile, en quête d’un nouveau départ mais aussi de ceux des leurs qu’ils avaient perdus, vendus parfois dans des plantations lointaines. Les pratiques policières à Ferguson, dans le Missouri [où le 9 août 2014 un jeune Noir désarmé, Michael Brown, a été abattu par un policier blanc], relèvent de cette mentalité des contremaîtres des plantations, qui terrorisaient des populations sans défense. Les jeunes ont été héroïques lors des manifestations qui ont suivi ce meurtre. L’enquête menée au sein de la police après la mort de Walter Scott à North Charleston, en Caroline du Sud, en avril dernier a révélé que le mandat d’arrêt contre lui – la raison pour laquelle il avait pu tenter de fuir – relevait de sa condamnation par le tribunal pour non-paiement de pension alimentaire. L’affaire Scott a fait ressortir les récits cauchemardesques de Noirs pauvres qui se sont trouvés piégés et emprisonnés pour des amendes non payées, puis par des pénalités rendant plus difficiles encore leur paiement, avec pour conséquence leur criminalisation pendant des années. Une autre manière de mettre au pas une population apeurée.

Après la mort de Michael Brown en août dernier, les cas de Noirs qui ont trouvé la mort au cours de leur garde à vue se sont succédé. Un policier noir en civil m’a indiqué que tel était le résultat d’une formation au métier de quelques semaines à peine, formation remontant parfois à plusieurs années. Il m’a également dit que les gens des quartiers savent qui sont leurs policiers à problème. Le meurtrier de Michael Brown travaillait pour une municipalité près de Ferguson dont le commissariat avait été fermé par le ministère de la Justice. Le mois dernier, quand ils ont annoncé la mise en examen des six policiers impliqués dans la mort de Freddie Gray, le maire et le représentant du ministère public de Baltimore, dans le Maryland, cherchaient désespérément à éviter un nouveau week-end de troubles. Mais cela montre aussi que la ligne politique qui protégeait les policiers coupables de crimes est en train de perdre du terrain. Il y avait comme une connivence avec la police, qui s’acquitte d’un travail que la société est trop hypocrite pour reconnaître vouloir qu’il soit fait. Mais à l’heure du numérique, l’opinion publique américaine n’est pas, sur ce point, du côté de la police, car elle voit ce qui se passe et elle est choquée par la désinvolture et les automatismes des policiers dans le contrôle des Noirs.

Trop de jeunes Blancs américains ont appris l’histoire à l’école, lu des livres et vu des films pour qu’il soit encore besoin d’expliquer ce qu’est le racisme. De plus, l’époque des droits civiques est aujourd’hui glorifiée, culturellement, au grand dam de la droite qui ne supporte pas le prestige qu’ont acquis les idées progressistes. On raconte que Barack Obama a compris ce que sa mère disait, quand il est allé à Los Angeles et que la police l’a traité comme un jeune Noir. Une femme blanche courageuse était restée fidèle au rêve. Quand le président Obama a un jour parlé de la question raciale, de larges pans de la population du pays ont réagi avec nervosité, colère, comme s’il était injuste d’une certaine manière. Mais même s’il a condamné les émeutiers de Baltimore, comme l’ont d’ailleurs fait beaucoup de Noirs de cette ville, c’est son ministère de la Justice qui enquête sur la police. Baltimore n’est pas une petite ville singulière dont personne n’aurait jamais entendu parler et qui aurait une police folklorique, prévisible dans ses préjugés raciaux. Trois des six policiers impliqués sont noirs. Baltimore donne l’échelle des événements, montre la dévastation de certaines existences, et nous prévient que le changement social n’est jamais homogène. 

Traduit de l'anglais par Sylvette Gleize

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !