« J’appelle “société de provocation” toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité […]. La débauche de prospérité de l’Amérique blanche finit par agir sur les masses sous-développées mais informées du tiers-monde comme cette vitrine d’un magasin de luxe de la Cinquième Avenue sur un jeune chômeur de Harlem. » 

Quand Romain Gary écrit ces lignes, en 1968, les États-Unis – qui n’ont jamais si mal porté leur nom – sont en guerre contre le Vietnam, et Martin Luther King vient d’être assassiné. Les pacifistes s’opposent aux belligérants, les Noirs revendiquent l’égalité civique, et l’écrivain, qui « refuse absolument de faire de la littérature avec les Noirs américains », est à deux doigts de retourner en France. Jean Seberg, sa compagne d’alors et militante acharnée, lui objecte la présence des dix-sept millions de Noirs qui, eux, ne peuvent pas fuir. « Très bien, lui rétorque Gary, je vais te foutre un livre sur la souffrance des Noirs […] et on n’en entendra plus parler. Légitime défense. » Ce sera Chien Blanc, roman écrit avec les crocs, dans lequel le narrateur décide de s’occuper de Batka, de race canine, dressé pour attaquer ceux que la société traite comme des animaux – les Noirs. 

Légitime défense ? C’est aussi l’argument avancé par Darren Wilson, le policier blanc qui tira à douze reprises sur Michael Brown, un adolescent noir, à Ferguson, en août 2014 : ce dernier, dit-il, aurait eu un « comportement provocant ». Et de fait : le représentant des forces de l’ordre raconte que son agresseur avait pris possession de son arme. Peut-être avait-il en ligne de mire non pas un homme en uniforme, mais « la société de provocation » dont Darren Wilson n’était que l’emblème. Quelle différence entre un chien formé pour déchiqueter les peaux sombres, et un policier qui, quoiqu’il s’en défende, abat un citoyen parce qu’il est noir ? En répondant à la provocation par l’attaque mortelle, tous deux se comportent en bêtes : « Là où il y a de la haine, il n’y a pas d’éducation. Il y a déformation. Dressage. » Batka mord, le policier dégaine. Mais, ultime provocation, l’officier ne sera pas condamné, quand l’animal et l’adolescent, eux, trouveront la mort. Vie de chien.

Le problème est que dans le combat pour l’égalité, la défense est toujours légitime. Pour guérir Chien Blanc, Keys, son dresseur, en fait un « Chien Noir », qui s’en prend donc… aux Blancs. La parabole Batka est lourde d’enseignement : en troquant une cible contre une autre, le chien symbolise les émeutes sanglantes qui transforment inlassablement les victimes en coupables et perpétuent la confusion entre instinct de vengeance et désir de justice. Tant que la « justice » s’appliquera selon une distinction de race, tant qu’un policier criminel restera au-dessus de la loi, les bonnes raisons de se venger ne manqueront pas. Dans cette logique, où est la limite ? Autant tirer sur tout le monde. « Je ne te demande pas de ne pas mordre les Noirs, murmure le narrateur à l’oreille du chien, je te demande de ne pas mordre seulement les Noirs. » Provocation ou légitime défense ? Mieux vaut un bras d’honneur en prose qu’une arme à blanc.  

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