PERPIGNAN. Il l’appelle « la mallette de Choucha ». C’est une simple sacoche noire en toile rigide qui ne le quitte jamais. De temps en temps, Moussa en retire une lettre, un acte de naissance, un document d’identité. Elle semble lui donner la force de raconter son histoire par fragments : celle d’un enfant de l’exil.

Moussa est né dans un camp de réfugiés au Cameroun en 1980. Ses parents ont fui le Tchad pendant la première guerre civile (1965-1979). Vingt-sept ans plus tard, sa condition n’a pas changé. Toujours en exil, toujours en fuite. Il est devenu menuisier et s’est marié. Au gré de son errance, il arrive en Libye où il trouve du travail. Quatre années passent. Quatre années tranquilles avec le recul. Un enfant naît alors. Un deuxième s’annonce. Et puis la révolution libyenne éclate en 2011.

Sous la violence des combats, c’est à nouveau la fuite. Ils prennent la direction de l’ouest. À l’instar de centaines de familles, ils traversent la frontière et se retrouvent en Tunisie, dans le camp de Choucha. Épuisés, démunis, ils attendent durant des semaines, des mois, des années sous une tente du HCR. À cette époque, Kaltouma, enceinte pour la troisième fois, est malade. Avec Moussa, elle multiplie les allers-retours à l’hôpital de Médenine, à quatre-vingts kilomètres de là. Consulter un médecin prend souvent des heures et bientôt leurs revenus ne leur permettent plus de payer les taxis qui les ramènent au milieu de la nuit.

Quelques jours après la naissance de Fadoul, la famille quitte le camp où elle est restée deux ans et demi, et s’installe à Médenine. Moussa retrouve un travail et pense de plus en plus à partir, à fuir. «  Nous vivions dans un immeuble avec d’autres migrants. Au troisième étage, juste au-dessus de nous, il y avait quatre Somaliennes. On les appelait les rescapées de la mer. Elles avaient tenté la traversée et avaient fait naufrage. Elles faisaient partie des quelques survivants. »

Dans tous les camps, chez tous les exilés, les départs vers l’Europe alimentent les rumeurs. Bagarres, naufrages, cannibalisme, morts de soif… Frappés de folie, des Nigériens auraient même jeté des migrants par-dessus bord car le bateau n’allait pas assez vite. Moussa sent pourtant qu’il n’a plus le choix. Agressé en dépit de sa carrure, persécuté par des Tunisiens qui veulent son travail, il vend le peu de biens qu’il possède. Sa décision est prise. Avec Kaltouma et ses enfants, ils prendront la mer.

Le départ est prévu depuis Choucha, à la tombée de la nuit. Mouna, l’aînée des trois, a six ans. Elle parcourt dans les pas de ses parents les six kilomètres de désert de sel qui les séparent de la frontière libyenne. Protégés par l’obscurité, ils échappent à la surveillance des patrouilles militaires. « Les Tunisiens ont tout intérêt à nous garder chez eux. On est de la main-d’œuvre pas chère, c’est du business pour eux. » En Libye aussi on a proposé du travail à Moussa, mais il a refusé car la région est trop dangereuse. Il n’a plus qu’une obsession en tête : traverser. Le contact avec le passeur est déjà pris et les six cents euros à payer sont réunis. Ils partiront dans quelques jours.

« Qu’est-ce que m’inspirent les passeurs ? Quand tu as un seul objectif, celui de vivre, et que cette personne t’aide à vivre, c’est tout ce que tu vois. »

Le passeur de Moussa est Djiboutien. Il vient d’arriver en Libye spécialement pour le voyage. Il a suivi la météo à la télévision : le temps sera clément. Vers minuit, quatre-vingts ombres se sont donné rendez-vous au bord de l’eau. Pour rejoindre le canot, il faut s’enfoncer dans la mer sur une cinquantaine de mètres. Moussa installe sur ses épaules Khalifa, alors âgé de 2 ans, soulève Mouna d’une main et Fadoul de l’autre. Kaltouma, qui ne sait pas nager, s’accroche aussi à son mari. Malgré sa grande taille, Moussa a de l’eau jusqu’au cou. « J’ai confié les enfants à une fille déjà à bord pour aider ma femme à monter, mais j’ai vite perdu Mouna des yeux. Je paniquais parce que j’entendais sa voix sans la voir. Dans la cohue, elle se faisait piétiner. »

Dans la pénombre, Moussa reconnaît quelques visages : son ami pakistanais, deux Soudanais et un Somalien de Choucha, ainsi que les quatre filles du troisième étage de Médenine. Elles retentent leur « chance » car, pour eux, c’est d’elle dont tout dépend. « On répétait tous la même chose, se souvient-il. Mieux vaut mourir en mer que rester en Libye. Ensuite, tu as la chance d’arriver vivant en Europe, ou tu ne l’as pas. »

Dès les premiers instants, la traversée s’annonce pénible. De l’essence a coulé dans le fond du canot et l’odeur leur donne la nausée. Au milieu de la nuit et en pleine mer, sa femme et sa fille endormies à ses pieds, Moussa sent son courage le quitter. L’angoisse le saisit. « On ne voit rien que de l’eau et du noir et on imagine ce qui est arrivé aux autres. À cet instant, on regrette forcément. »

À bord, la tension est extrême. Au cours de la nuit, des bagarres éclatent. Le canot est trop petit pour que tout le monde puisse s’asseoir ; certains dissimulent de l’eau potable. Moussa attend que le jour se lève pour y voir un peu plus clair. Une fois certain qu’aucun homme à bord ne le dépasse, il tente d’imposer le calme. À voix haute, il commence à réciter la prière, parce que « maintenant, seul le bon Dieu a le pouvoir d’emmener le bateau jusqu’en Europe ». À la fin de sa récitation, un oiseau frôle le canot. « C’est un symbole de bonheur. Pour les autres, c’était le signe que j’étais digne de confiance. À partir de cet instant, ils m’ont tous écouté. »

Vers 15 heures, la marine italienne finit par repérer l’embarcation. Moussa ne parle pas l’italien, mais il reconnaît le drapeau du pays sur les brassards. Trois petits canots s’approchent pour les récupérer et les embarquer sur un plus grand. Les hommes sont séparés des femmes et des enfants, placés au chaud près de la cuisine. On leur donne quelques macaronis pour calmer leur faim et une couverture de survie. L’angoisse ne quitte pas Moussa.

« Les Italiens nous ont dit qu’ils nous emmenaient en Sicile, mais j’avais peur qu’ils nous ramènent en Libye. » Très rapidement, il vide le contenu de sa « mallette ». Ses papiers sont trempés. Un à un, il les étale bien à plat pour les faire sécher.

Ce sera bien dans un port de Sicile qu’ils accosteront le lendemain. Le centre qui les accueille, tenu par des religieuses, vient d’être construit. Ils sont les premiers migrants à en bénéficier. « Nous y sommes restés treize jours. On s’occupait bien de nous. Nous avions un lit chacun et mangions tous à la même table. Quand j’ai décidé qu’il était temps de poursuivre notre route vers la France, les religieuses ont voulu nous convaincre de rester. Elles disaient qu’il serait plus facile d’obtenir notre statut de réfugié en Italie. Quand on est partis, elles se sont mises à pleurer. »

Moussa veut rejoindre la France coûte que coûte. Il n’y a jamais mis les pieds, mais a appris le français à l’école primaire et l’a pratiqué avec des amis ivoiriens. « Pourquoi la France ? Et pourquoi ai-je choisi d’épouser Kaltouma ? On ne peut pas répondre à ces questions, elles dépendent du cœur. » À ses yeux, l’Hexagone est le pays des droits de l’homme. « Quand tu aimes, tu ne vois pas les défauts. Évidemment, ils finissent toujours par apparaître avec le temps. En France, le racisme est devenu visible progressivement. C’est un racisme qui vient d’Afrique. Le chauffeur de bus qui m’a un jour bloqué les portes pour m’empêcher de monter était Maghrébin. »

C’est à Nice que la famille pose pour la première fois le pied sur le sol français, après un été à échapper aux contrôles d’identité. Rapidement, ils rejoignent Marseille, où ils espèrent trouver un centre d’hébergement. Au lieu de cela, Moussa se fait arrêter alors qu’il cherche de l’eau pour ses enfants. « Ils m’ont emmené au commissariat et sont allés à la gare pour vérifier que je disais vrai, que Kaltouma et les enfants m’y attendaient. Ils ont fini par me donner 2,50 euros pour acheter un ticket de métro et m’ont déposé à la station la plus proche. Ils m’ont montré le chemin à prendre pour retrouver ma famille et m’ont demandé de revenir le lendemain. Je n’y suis jamais retourné. »

À Marseille, à Lyon, à Montpellier, ils dorment où ils peuvent, souvent dans des gares et parfois sur des propriétés privées. Un soir, on leur demande de se déplacer. « J’ai compris plus tard qu’ils m’incitaient à chercher un lieu plus abrité. La pluie arrivait. On s’est installé sous un pont. »

Enfin, la « chance » finit par arriver. Pris en charge par le centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), ils sont envoyés dans un petit village du Languedoc-Roussillon où vivent déjà d’autres réfugiés politiques. La famille de Moussa est la seule à avoir fui l’Afrique. Les treize autres viennent d’Arménie, de Tchétchénie, d’Albanie, de Géorgie et de Mongolie. En attendant la décision de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), chacune a reçu un logement et perçoit une allocation mensuelle de subsistance pour se nourrir et se vêtir (6,80 euros par personne et par jour). Le centre s’est aussi occupé de la scolarisation de Mouna, qui découvre l’école pour la première fois.

Depuis peu, les procédures se sont accélérées. L’attente du verdict n’est plus de trois ans ; il tombe désormais dans l’année. « C’est un avantage pour eux car ils sont plus vite fixés sur leur sort, explique Frédérique Mere, l’une des deux intervenantes sociales du centre. C’est aussi un inconvénient car ils ont moins de temps pour déballer leur histoire, souvent très lourde. Et il leur en faut pour trouver la force de la raconter. »

Moussa a pris l’habitude de répondre aux questions depuis des années. Il dit que ça ne le dérange pas. Parler le soulage, même s’il voudrait laisser derrière lui son passé. « Quand Mouna rentre de l’école et me pose des questions sur le Tchad, je change de sujet. Je veux qu’elle oublie notre vie en Afrique. Oublier, c’est mieux comme ça. »

Au pied des montagnes encore enneigées, la famille attend dans le petit pavillon situé à deux pas du village. Elle a déposé sa demande d’asile politique il y a huit mois. Moussa a démarché les ateliers de menuiserie de la région, mais aucun ne veut prendre le risque de lui donner du travail. Pour patienter, il part parfois explorer les environs. Kaltouma préfère rester enfermée et dormir aussi longtemps qu’elle le peut, comme elle le faisait déjà à Choucha. Une manière pour elle d’oublier, de rendre l’attente moins pénible. La réponse arrivera dans la boîte aux lettres sous la forme d’un courrier. Si à l’issue de son enquête, l’OFPRA estime que Moussa ne remplit pas les critères définis par la convention de Genève, il aura un mois pour disparaître avec sa femme et ses quatre enfants, dont un dernier-né. C’est la vie de sans-­papiers qui commencerait. Une nouvelle errance. « Ce serait pire que revenir en arrière, pire que la vie à Choucha. » 

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