Depuis vingt ans la France a le même ministre des Affaires étrangères. Il se nomme Bernard-Henri Lévy.

C’est lui qui a mené le combat médiatique contre Milosevic, qui a convaincu Jacques Chirac d’intervenir au Kosovo, qui a poussé Sarkozy à entrer en guerre en Libye, et qui, ces derniers mois, n’a cessé de recommander une attitude offensive face à Bachar Al-Assad.

On ne peut lui en faire le reproche : il est dans son rôle d’intellectuel. Il a fait le choix de lutter toujours et partout pour la liberté et contre la dictature. C’est une attitude respectable.

La question est plutôt : pourquoi les politiques lui obéissent-ils ? Pourquoi, malgré les réticences des diplomates et des militaires, malgré les difficultés et les incertitudes, les gouvernants choisissent-ils la voie qu’il leur trace ? Pourquoi une étrange unanimité politique entoure-t-elle ces interventions extérieures, même quand il est clair qu’elles ne peuvent conduire qu’à des catastrophes ? Pourquoi aucune mise en garde n’est-elle audible dès lors que se déclenche la mécanique médiatico-politique de ces guerres prétendument « justes » ?

La déliquescence de l’État libyen et les phénomènes migratoires dramatiques qui l’accompagnent fournissent enfin l’occasion de se poser ces questions.

Commençons par une évidence : le bernard-henri-lévisme est une pensée simple. Elle n’est pas simpliste, elle est même très subtile et argumentée, nourrie de références empruntées à la Deuxième Guerre mondiale et d’observations humanitaires rigoureuses. Reste qu’elle est simple dans sa formulation : elle désigne clairement les bons et les méchants. À la complexité géopolitique des situations particulières, elle substitue un critère exclusivement moral : Où sont les victimes ? Qui sont les bourreaux ?

Interdisant toute description équilibrée des atrocités commises de part et d’autre (qualifiées avec mépris de « renvoi dos à dos »), le bernard-henri-lévisme distingue l’agression et la légitime défense. La violence, tamisée par ce filtre idéologique, devient ainsi condamnable absolument d’un côté et moralement acceptable de l’autre.

C’est une pensée très adaptée à la mentalité américaine. Le « Nouveau Monde » s’est construit sur le rejet des vieilles querelles européennes et avec le souci de n’être guidé que par des considérations morales. Les Américains personnalisent ainsi volontiers leurs combats et soudent leur peuple dans la détestation d’un ennemi dont la méchanceté, la noirceur, le cynisme sont d’abord soigneusement décrits. Saddam Hussein en fit les frais, en son temps.

Bernard-Henri Lévy a donné un coup de jeune à cette pensée américaine qui fleurait un peu trop la paroisse presbytérienne ou baptiste. En s’inscrivant dans la filiation de Malraux, Camus et Lévinas, il a rendu le procédé plus efficace et plus médiatique, même s’il reste, au fond, identique.

Pour un politique, résister à l’injonction morale de BHL est presque impossible. Et lui céder ne présente que des avantages.

Lancer une guerre recommandée par le philosophe, c’est s’assurer d’être considéré comme humanitaire, courageux et antifasciste. Humanitaire, parce qu’au principe de ces interventions, il y a toujours des civils qui souffrent. Tant pis s’ils souffrent des deux côtés. Seuls ceux qui sont dans le bon camp sont dignes de recevoir le statut de victimes. Courageux parce que donner l’ordre de larguer des bombes est assez généralement considéré comme viril. Tant pis si les armées engagées sont celles d’États modernes surpuissants face à l’arsenal hétéroclite des dictateurs du tiers-monde. Et antifasciste parce qu’on peut faire confiance à Bernard-Henri Lévy pour filer la comparaison suprême, celle qui convoque les mânes d’Hitler et de Mussolini pour qualifier les situations présentes (fidèle à la même pensée outre-Atlantique, Mme Clinton n’a pas craint d’éclairer le présent en affirmant récemment que « Poutine = Hitler »).

Humanitaires, courageux, antifascistes : que du bonheur, pour des politiques qui, sur la scène intérieure, peinent à éviter les quolibets et les crachats. 

L’autre avantage de ce type d’entreprises est qu’elles sont immanquablement victorieuses. Quand la foudre internationale se déchaîne sur un tyran, il tombe. Si Bachar a résisté, c’est parce que les Américains se sont récusés et qu’on n’a pas mis toute la gomme.

La chute du dictateur est un moment de liesse qui peut faire frémir les courbes de popularité les plus déprimées…

Hélas, cette euphorie ne dure pas. On a beau inviter les médias à ne pas trop aller y voir, les opinions occidentales ont beau être inconséquentes, le refoulé finit toujours par revenir. Il est revenu en Afghanistan où, malgré les milliards de dollars déversés, les talibans sont de nouveau aux portes du pouvoir. Il est revenu en Irak où George Bush avait imprudemment déclaré en voyant abattue la statue de Saddam Hussein « War is over ! » et où les ex-paroissiens de Saddam font un fracassant retour sous les couleurs de l’État islamique. Il revient en Libye depuis plusieurs années. L’éclatement de l’État libyen s’est d’abord fait sentir au sud, vers le Sahara, et l’on pouvait encore faire semblant de l’ignorer. Il concerne maintenant la Méditerranée et les côtes italiennes et nul ne peut désormais nier l’évidence.

Nous mettrons des années à tirer les leçons de nos erreurs et il serait présomptueux de vouloir s’en acquitter dans ce court article. Dessinons seulement quelques pistes de travail, sous la forme d’aphorismes à méditer avant toute intervention nouvelle.

– On ne doit prendre la responsabilité d’abattre un régime que si l’on sait par quoi il sera remplacé.

– On ne peut « libérer » un pays qu’en étant prêt à accompagner dans la longue durée sa reconstruction. Les Américains, après avoir libéré l’Europe, ont lancé le plan Marshall…

– Empêcher un dictateur de massacrer sa population est une chose ; détruire un État en est une autre. Arrêter le bras sanguinaire de Kadhafi à Benghazi était légitime. Le renverser était une tout autre entreprise…

– En matière humanitaire, les États doivent se déterminer dans la durée. Le principe n’est pas de calmer nos émotions mais d’agir dans l’intérêt à terme des populations. Nous sommes intervenus pour protéger le peuple libyen. Quatre ans plus tard, son sort est-il amélioré ? Les souffrance des civils n’ont-elles pas augmenté ?

– Le jugement moral est rarement pertinent en politique, surtout en politique internationale. Vouloir distinguer des bons et des méchants dans des régions où, hélas, s’affrontent surtout des salopards est une folie ou un mensonge. Au Moyen-Orient par exemple, les rôles sont distribués entre mollahs iraniens, baasistes sanguinaires, djihadistes forcenés, monarchies médiévales… la pensée morale s’égare et se désespère. La diplomatie doit se fonder sur des stratégies, des intérêts, des rapports de force et résister à la tentation de coiffer un de ces personnages de la perruque de victime, sauf à aggraver le chaos.

Le bernard-henri-lévisme a été un moment éphémère de notre histoire, un moment pendant lequel nous avons pathétiquement voulu nous abstraire des contraintes de la réalité au profit d’une vision idéale et morale.  

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