L’Europe s’épuise en querelles intestines et en conflits d’intérêts, mais les pays du Vieux Continent s’accordent sur un point : se moquer de « l’esprit anglais ». Les philosophes ne sont pas  en reste ; en 1795, dans un texte visionnaire qui préfigure à bien des égards l’Union européenne d’aujourd’hui, Kant en appelle à la création d’une ligue des nations qui aurait pour principe premier la libre circulation des personnes. La réalisation de cet espace Schengen avant l’heure rencontre un problème majeur : non pas le caractère utopique d’une paix entre les peuples, pourtant incompatible avec « l’état de guerre naturel », ni l’idéal impraticable d’« hospitalité universelle » (Projet de paix perpétuelle), ni même le dumping social. Non, le problème, ce sont les Anglais. Si l’Italien est extraverti, l’Espagnol fier et l’Allemand cosmopolite, l’Anglais, lui, est d’abord… anglais : « [il] met en place de grandes institutions de bienfaisance, fabuleuses pour tous les autres peuples. Mais l’étranger que le destin a jeté sur son sol et qui se trouve plongé dans une grande misère peut bien mourir sur le fumier, il n’est pas Anglais – autant dire qu’il n’est pas un homme. […] Et à l’étranger, par exemple en France, où les Anglais ne vont que pour dénigrer la mauvaise qualité de tous les chemins et toutes les auberges, ils ne s’y réunissent que pour rester entre soi » (Anthropologie d’un point de vue pragmatique).

En privilégiant la nationalité sur l’humanité, l’esprit anglais compromet dangereusement la paix entre les peuples. Mais leurs détracteurs, si philosophes soient-ils, procèdent-ils autrement ? Kant ne doute pas un instant que le Britannique soit par nature arrogant. Nietzsche ne voit pas de pire ennemi à l’esprit philosophique que ces « vieux crapauds froids et ennuyeux ». Le partisan du gai savoir ne manque pas une occasion de déplorer leur « profonde médiocrité » qu’il tient pour responsable d’une « dépression générale de l’esprit en Europe » : « Quelle race peu philosophique que ces Anglais ! Bacon, c’est la contestation de l’esprit philosophique en tant que tel. Hobbes, Hume et Locke ont avili et dégradé pendant plus d’un siècle la notion même de philosophie » (Par-delà bien et mal). La tiédeur de l’esprit d’outre-Manche est aussi repoussante que l’idée d’ajouter un nuage de lait à la magique potion (cf. Astérix chez les Bretons, p. 45). Et ce sont d’autres nuages que Montesquieu tient pour responsables de l’humeur singulière des habitants d’Angleterre, cette « nation à qui une maladie du climat affecte tellement l’âme, qu’elle pourrait porter le dégoût de toutes choses jusqu’à celui de la vie ».

Mais les Anglais ne sont pas nés de la dernière pluie. Atteints d’insularité aiguë et de royalisme chronique, ils gardent le cap et transforment leurs faiblesses en trésors de résistance – et ­d’humour. « Hum, darling, je crois que ça se couvre », lance le flegmatique Britannique sous une pluie d’obus, redoutant que les projectiles ne tachent de manière irréversible son gazon. Quel meilleur réflexe, en temps de guerre, que de donner aux soucis existentiels la gravité d’une préoccupation météorologique ? L’humour anglais, bien loin de l’ironie de bas étage et de la raillerie gouailleuse qui prolifèrent sur le continent, rappelle les vertus du less is more, et répond aux regards goguenards par la politesse du désespoir. Connaissez-vous sagesse supérieure ? Si oui, vous n’êtes pas Anglais. Nobody’s perfect.  

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