On se méprend sur l’excentricité anglaise. Discipline hermétique, portée à son plus haut niveau par une aristocratie écrasée de richesses, elle semble se confondre avec l’extravagance de nantis trompant leur ennui par des caprices impossibles. Lord Berners, quatorzième baron du nom, pour citer un exemple classique, teignait ses colombes qu’il trouvait trop pâles, dessinait des équidés posant en sabots sur le parquet de son salon et composait ses menus en fonction d’une couleur, ce qui donnait : soupe de betteraves, puis homard, salade de tomates et fraises dans la quête d’un pigment rose soutenu, de même qu’il ne consommait que des mayonnaises teintées de bleu. Bon compositeur, qui collabora avec Stravinsky, on lui connaît trois marches funèbres de qualité célébrant un homme d’État, un canari et sa tante. À sa mort, en 1950, il laissa une tour de plus de quarante mètres, folie architecturale qui domine toujours son domaine de Faringdon, dans le Berkshire. 

Oui, les excentricités figurent en pointillé tout au long de l’histoire anglaise. Le capitaine Thickness lègue à son fils Lord Audley sa main droite à découper après sa mort. La princesse Caraboo déploie des trésors d’intrigue pour voler le cœur de Napoléon à Sainte-Hélène. Thomas Carlyle exige que l’on élimine les coqs autour de son domicile afin qu’il entende siffler les trains. La romancière Edith Sitwell, auteur de l’ouvrage de référence Les Excentriques anglais, avait avancé une explication dès 1933 : « L’excentricité est un fait particulier aux Anglais, tout spécialement selon moi parce qu’ils sont convaincus de leur propre infaillibilité, emblème et patrimoine de la nation britannique. »

Près d’un siècle plus tard, cette explication paraît mince : la nation a perdu une bonne part de son patrimoine et l’excentricité n’est en rien affaiblie. Les aristocrates sont contraints d’accueillir des visiteurs pour entretenir leur country house, la livre n’est plus une monnaie mondiale, il ne subsiste que des confettis du Commonwealth, le royaume lui-même ne semble plus si uni, mais les excentriques, eux, tiennent bon. Leur indéfectible survie se devinait d’ailleurs sans peine, au premier temps du mouvement punk, quand le pays plongeait vers l’affrontement si décisif entre ses syndicats et le gouvernement de Margaret Thatcher. On voyait encore des gentlemen en costume, tenant un parapluie serré comme un haricot, et coiffé du coke (chapeau melon), croiser sur le trottoir des adolescents campés sur leurs Docs Martens, les cheveux teints couleur de vomi, moulés dans des tenues noires piquées d’épingles de nourrice sans qu’un regard de l’un ou de l’autre ne dénonce d’une part l’affirmation de la tradition et de l’autre la prophétie du « no future ». L’excentricité fleurit dans un climat d’extrême tolérance. L’excentricité anglaise repose sur le respect fanatique de la vie privée. Dans quel autre pays un passant s’excuse-t-il lorsqu’on lui marche sur les pieds afin de ne pas juger l’écart de celui qu’il croise ? « Chaque Anglais, disait Novalis, est une île. » Il faut préciser : une île soucieuse de la granularité de tout l’archipel. Remarquer l’excentricité anglaise est donc une erreur, une de ces mauvaises manières que les Anglais déplorent chez leurs voisins continentaux, tout en se gardant bien de l’exprimer. 

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