Eh oui ! Après Cioran, Hergé, Heidegger, et tant d’autres intellectuels ou artistes actifs dans les années trente, c’est au tour de la statue de Le Corbusier de tomber. Les livres récents de François Chaslin (Un Corbusier) et de Xavier de Jarcy (Le Corbusier, un fascisme français) ne laissent guère de doute : celui qui fut le pape du modernisme architectural fut bel et bien un nazillon de la pire espèce. Son obsession de la pureté, de l’ordre et de la propreté (« on fait propre chez soi, puis on fait propre en soi »), sa haine viscérale des Juifs, de la démocratie, sa conviction que les humains sont « semblables aux abeilles », destinés à vivre non comme des individus autonomes, mais comme les « membres » d’un  organisme, d’un « corps social » parfaitement régulé : tout y est et, bien évidemment, son architecture en est l’expression.

Allez voir sur le Net, si vous ne la connaissez déjà, sa fameuse « unité d’habitation » (sic !) inaugurée à Marseille en octobre 1952 : elle se voulait Cité radieuse, les Marseillais l’appellent « la Maison du fada ». Seul espoir ? Qu’on efface un jour du paysage cette horreur, cette barre destinée, en effet, à traiter les ouvriers comme des insectes entassés dans des cases – exact archétype de ce qu’on voudrait éviter aujourd’hui. Il se trouvera certainement quelques bonnes âmes pour pratiquer cette forme de négationnisme élégant que j’ai bien connue lorsque, dès l987, je dénonçais dans un livre l’engagement hitlérien et anti­sémite de Heidegger. Je déclenchai alors l’indignation scandalisée d’une horde de derridiens et d’heideggériens fanatisés : le maître étant génial, il ne pouvait avoir été nazi. Surtout, il ne fallait pas qu’il le fût tant sa critique de la modernité et sa haine du « monde de la technique » étaient alors précieuses aux contempteurs de l’humanisme démocratique.

Dès cette époque, j’ai compris que trois critiques de la modernité s’affrontaient entre elles. La première, celle des nazis, qui prenait sa source dans le romantisme allemand où la plupart des heideggériens se vautraient jusqu’à l’outrance, s’effectuait au nom d’un âge d’or perdu, dans la nostalgie d’un paradisiaque passé antérieur à l’apparition de la « démocrassouille » et de la « déréliction libérale » ; la seconde, celle des bolcheviques de toutes obédiences (au nombre desquels il faut évidemment compter aussi les trotskistes et les maoïstes), fut tout aussi haineuse à l’égard de la modernité, bien qu’elle s’enracinât dans la promesse d’un avenir radieux. On a pu mesurer depuis ce qu’il en était : hors quelques penseurs séniles, qui se réclament encore de « l’hypothèse communiste » pour faire genre, tout être de bon sens en est revenu, c’est même une des rares bonnes nouvelles du temps présent.

Enfin, une dernière critique, qu’on pouvait déjà lire en filigrane chez Adorno et Horkheimer (que je traduisais et publiais à l’époque pour tenter, sans grand succès, d’y intéresser le lecteur français), se voulait critique interne : c’est dire qu’elle s’effectuait, non pas au nom d’un ailleurs radical, d’un avant ou d’un après du monde démocratique, mais à partir des promesses qu’il nous fait, mais qu’il ne tient pas, ou mal. Je continue à penser que cette dernière critique, fondement le plus intelligent du réformisme, est non seulement la seule qui vaille, mais la seule qui soit réellement subversive. Force est de constater qu’elle fut, tout au long du xxe siècle, archi-minoritaire dans un monde intellectuel qui, à l’image de Heidegger ou Le Corbusier, fut littéralement fasciné par le mal radical.  

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