Les lobbies faussent-ils le fonction­nement de la démocratie ?

Ce sujet montre à quel point nos démocraties sont dans l’enfance, et combien peu nous avons réfléchi au problème des lobbies dans le processus démocratique. Nous sommes un cas d’école, car nous avons une très haute idée de ce que doit être l’intérêt général, sans savoir comment le définir. Les lobbies ont fait effraction dans le champ démocratique à proportion de la complexification de la vie sociale. Du fait aussi que les élus, même de bonne volonté, ne parviennent pas à donner une expression légitime à la somme des intérêts concernés par le processus législatif, à la somme des opinions et des identités qui composent la société.

Pouvez-vous donner des exemples ?

Le lobby des sports d’hiver, qui pèse très lourd sur le calendrier scolaire, exprime un intérêt légitime. Des milliers ­d’emplois sont concernés. Mais entre l’intérêt des professionnels des sports d’hiver et l’intérêt des enfants, où est l’intérêt général ? C’est très difficile à définir. La plupart des intérêts exprimés par les lobbies sont en eux-mêmes légitimes. Mais n’ayant pas d’expression directe dans l’espace public, ils s’efforcent de peser sur les représentants officiels. 

Pensez-vous à d’autres lobbies singuliers ?

Depuis quarante ans, il ne faut pas sous-estimer le lobby de l’emploi. Fermer une usine polluante ? Quel maire, quel élu a envie de perdre des emplois dans sa circonscription ? Cela va au-delà des syndicats. Voyez l’armement. Aux intérêts très particuliers des industriels s’ajoute le lobby des gens qu’ils emploient et des élus soucieux de faire vivre un territoire. 

Nombre de groupes de pression agissent sans statut juridique. Ils sont d’une certaine manière hors la loi pour faire la loi.

C’est là un autre facteur de renforcement des lobbies : la montée du droit dans nos démocraties. La loi est préférable à la jungle, mais le prix à payer est élevé. Qui dit droit dit spécialistes du détournement du droit. Infléchir la rédaction d’un texte en pesant sur le législateur peut fournir d’immenses débouchés. La pression va parfois jusqu’au trafic ­d’influence : en échange d’un mot introduit dans un texte de loi, un représentant peut recevoir des avantages considérables. Nous devons donc réfléchir aux moyens de rendre le processus législatif aussi transparent que possible. Une démocratie des coulisses et de l’ombre est à l’œuvre. Le travail des commissions offre des occasions de corruption, de détournement pur et simple des textes au profit d’intérêts très particuliers. 

C’est une nouveauté ?

Non, ce problème s’est posé très tôt. On pourrait refaire une histoire de nos institutions sous l’angle du détournement de la représentation par des intérêts particuliers. Sous la IIIe République, on parlait des députés « arrondissementiers », représentants fébriles de leur circonscription. Nous en avons encore le signe à travers certaines implantations surprenantes d’institutions publiques, fruits du passage de tel ministre dans des postes de décision. Il n’est pas vrai que l’intérêt général soit la somme des intérêts particuliers. L’intérêt général résulte d’un équilibre très subtil qui est l’écueil du processus démocratique.

Sans transparence, on ne sait pas qui agit, pour faire quoi, et en vue de quoi. Très souvent les lobbies agissent par surprise. Le député de bonne foi ne réalise pas toujours qu’en acceptant d’introduire dans un texte une disposition qui semble marginale, il provoque des effets importants et insoupçonnés. C’est la question centrale : comment faire émerger l’information légitime venant des lobbies dans le processus de décision, afin que tout soit sur la table ? Comment mettre fin au processus d’élaboration occulte des lois ? Aux États-Unis, les avocats écrivent les lois ! En France, les intérêts dissimulés ne jettent pas le masque. C’est une faille.

Où est-elle la plus profonde ?

On n’a pas parlé pour rien du complexe militaro-industriel outre-Atlantique. Chez nous, une partie de la diplomatie a été conduite en fonction d’intérêts industriels qui n’étaient pas le gage d’une décision éclairée. Le poids de ces lobbies est d’autant plus grand que la diplomatie est le domaine le moins discuté qui soit dans les enceintes parlementaires. Quant au désamour observé partout envers l’Europe, il tient largement à l’opacité du processus de décision bruxellois. Le rôle des intérêts particuliers y est désastreux. D’autant qu’il n’existe pas au plan européen de corde de rappel, alors que les décideurs nationaux sont sous la forte pression des médias, du contrepouvoir de l’information. Tout ce qui ne permet pas une publicité vraie des décisions et des intérêts impliqués dans ces décisions va dans le sens de la méfiance à l’égard des pouvoirs élus. Leur intérêt est d’opérer dans la clarté… 

Vous y croyez ?

Il ne faut pas se faire trop d’illusions sur la transparence : des gens ont intérêt à intervenir de manière occulte, car leurs objectifs ne sont pas forcément avouables. Au législateur de prendre l’initiative. Les lois sont médiocres, confuses. Il est anormal qu’on n’applique pas une loi car on ne sait pas interpréter un mot. Derrière ce mot se cachent de gros intérêts. Législateur est un travail à plein temps, ce qui nous ramène à la question du cumul des mandats. Nous sommes encore à un stade d’amateurisme législatif. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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