Le déclin politique a lieu quand les institutions échouent à s’adapter au changement des circonstances extérieures, soit par rigidité intellectuelle, soit parce que les élites en place ont le pouvoir de protéger leurs positions et de faire barrage au changement. Le déclin peut affecter n’importe quel type de système politique, autoritaire ou démocratique. Et si les systèmes politiques démocratiques ont en théorie des mécanismes autocorrecteurs qui leur permettent de se réformer, ils s’exposent aussi au déclin en légitimant les activités de groupes d’intérêt puissants qui peuvent bloquer un changement nécessaire. [Aujourd’hui] ces lobbies exercent une influence tout à fait disproportionnée au regard de leur place dans la société. Ils affectent à la fois le fisc et les dépenses publiques et augmentent le niveau général de déficit en manipulant le budget en leur faveur. Ils sapent également la qualité de l’administration publique en persuadant le Congrès de soutenir leurs missions. 

La corruption criminalisée est définie de manière restrictive dans le droit américain comme une transaction par laquelle un politicien et une entité privée s’accordent explicitement sur une compensation spécifique. Ce que ne couvre pas la loi, c’est ce que les biologistes appellent l’altruisme réciproque, ou ce qu’un anthropologue nomme échange de cadeaux. Dans une relation d’altruisme réciproque, une personne confère à une autre un bénéfice, sans pour autant attendre explicitement un service en retour. En effet, si l’on donne un cadeau et que l’on en exige immédiatement un, le récipiendaire peut se sentir offensé et refuser ce qui est offert. Dans un échange de cadeaux, celui qui reçoit ne contracte aucune obligation légale de fournir un bien ou un service spécifique, juste une obligation morale de rendre plus tard la pareille d’une manière ou d’une autre. C’est autour de ce type de transaction qu’est construite l’industrie américaine du lobbying. 

L’explosion du lobbying à Washington a été fulgurante : le nombre d’entreprises de lobbyistes agréés a augmenté de 175 en 1971 à environ 2 500 dix ans plus tard, puis à 13 700 entreprises dépensant environ 3,5 millions de dollars en 2009 [le nombre des lobbyistes enregistrés au Congrès américain dépasse les 35 000 (NDLR)]. Certains chercheurs ont affirmé que cet argent et cette activité n’ont pas entraîné de changements politiques mesurables dans la direction des demandes des lobbyistes, aussi incroyable que cela puisse paraître. Mais souvent l’action des lobbyistes n’a pas pour effet d’encourager de nouvelles politiques mais d’altérer la législation existante.

Exemple : la loi sur la santé présentée par le gouvernement Obama en 2010 s’est transformée en une sorte de monstruosité au cours du processus législatif en raison de toutes les concessions et gratifications secondaires qui ont dû être accordées à des groupes d’intérêt allant des médecins aux compagnies d’assurance, en passant par l’industrie pharmaceutique. Dans d’autres cas, les groupes d’intérêt aboutissent au blocage d’une législation qui contrevient à leurs intérêts. La réponse la plus simple et la plus efficace à la crise financière de 2008 aurait été une loi limitant sévèrement la taille des établissements financiers. Si une limite de taille existait, les banques qui prennent des risques insensés pourraient faire faillite sans déclencher une crise systémique et un sauvetage par le gouvernement. Comme la loi Glass-Steagall à l’époque de la Dépression, une telle mesure aurait tenu sur deux pages. Mais cette possibilité n’a jamais été sérieusement envisagée pendant les délibérations du Congrès sur la régulation financière. 

Ce qui a émergé à la place, c’est la loi Dodd-Frank [21 juillet 2010] qui, bien que préférable à une absence totale de régulation, a généré des centaines de pages de texte législatif et nécessité des centaines de lignes de détails réglementaires qui imposeront des coûts faramineux aux banques et aux consommateurs en bout de chaîne. Au lieu de simplement limiter la taille des banques, elle a créé le Conseil de stabilité financière, auquel incombe l’énorme tâche d’évaluer et de gérer les institutions qui posent des risques systémiques, – un choix qui ne résoud toujours pas le problème de banques « trop grosses pour faire faillite ». Même si personne ne trouvera de preuve manifeste d’un lien entre les contributions versées aux campagnes électorales et les votes de certains membres du Congrès en particulier, on a peine à croire que les légions de lobbyistes du secteur bancaire n’aient pas largement contribué à écarter une solution plus simple consistant à fractionner les grandes banques ou à les assujettir à des exigences de fonds propres plus strictes. 

Les Américains ordinaires voient d’un très mauvais œil l’impact des groupes d’intérêt et de l’argent sur le Congrès. L’opinion selon laquelle le processus démocratique a été corrompu ou détourné traverse l’ensemble du spectre politique ; les républicains du Tea Party comme les démocrates libéraux pensent que les groupes d’intérêt exercent une influence politique indue et se servent au passage. Aussi les sondages indiquent-ils que la confiance envers le Congrès se situe à un niveau historiquement bas, peinant à atteindre un nombre à deux chiffres – et les personnes sondées n’ont pas tort. Des vieilles élites françaises d’avant la période révolutionnaire, Alexis de Tocqueville disait qu’elles confondaient liberté et privilège, parce qu’elles attendaient de l’État une protection particulière, s’appliquant à elles seules et non à l’ensemble des citoyens. Dans les États-Unis d’aujourd’hui, les élites tiennent le discours de la liberté, mais elles s’accommodent parfaitement du privilège. 

© Foreign Affairs, 2014

Traduit de l’anglais par CHARLOTTE GARSON 

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