Pour sortir de l’abstraction des cours de l’or noir et donner chair au lien entre pétrole et politique, regardons l’histoire de l’Aramco ou Arabian American Oil Company, anciennement nommée la California Arabian Standard Oil Company. Il s’agit de la plus grande compagnie pétrolière au monde. Elle exploite les plus grandes réserves connues et fonde à elle seule non seulement la puissance économique et financière de l’Arabie saoudite, mais aussi la stabilité et la sécurité du régime monarchique saoudien, à la fois à l’intérieur du pays et dans la région. Or, malgré la nationalisation de l’Aramco entre 1973 et 1980, cette puissance et cette sécurité reposent sur le lien intime noué entre la dynastie des Al-Saoud et les États-Unis à travers l’exploitation pétrolière. Ce lien est en grande partie incarné par l’Aramco.

L’histoire commence dans les années 1920, même si la découverte du pétrole saoudien date, elle, de 1938 et que l’entreprise n’est baptisée de son nom actuel qu’en 1944. Son développement épouse l’expansion internationale du secteur pétrolier américain, lequel était contrôlé à 95 % par John Davison Rockefeller en 1909, quand le gouvernement étatsunien essaya en vain de briser le monopole du Standard Oil Group. La Standard Oil for California (SoCal, plus tard renommée Chevron), la Standard Oil of New Jersey (Exxon), la Standard Oil of New York (Mobil) et Texaco ont de fait initié, financé et structuré l’exploration et l’exploitation des deux plus grands champs pétroliers on et offshore du monde, respectivement Ghawar (sur terre) et Safaniya (en mer) en Arabie saoudite après avoir découvert du pétrole sur l’île de Bahreïn. En créant de toutes pièces le secteur pétrolier saoudien, les entreprises américaines n’ont pas seulement trouvé une nouvelle source de brut, investi dans une filiale locale lucrative et transmis un savoir-faire à des entrepreneurs et des travailleurs locaux… L’histoire de l’Aramco est, en effet, celle de ­l’exportation de l’ensemble d’un modèle politique et sociétal façonné pour rentabiliser l’extraction pétrolière, mais aussi implanter dura­blement un petit bout d’économie et de société américaine dans l’Est de l’Arabie saoudite. 

Une société tout à fait particulière cependant… Fondée en 1938, Dhahran abrite le siège de l’Aramco. Tout comme ses satellites qui sont souvent d’anciens camps de travailleurs transformés en villes, cette cité pétrolière a été conçue pour constituer une enclave dans laquelle les Blancs (Américains pour la plupart) vivent séparés des Saoudiens, ainsi que des autres employés – en général moins qualifiés – de la compagnie venus d’autres pays du Moyen-Orient, mais aussi d’Inde et d’Asie. Les relations entre « races » sont non seulement impossibles du fait de la ségrégation spatiale, mais interdites. Alors que le système « Jim Crow » qui préside à la ségrégation entre Noirs et Blancs aux États-Unis est contesté et finalement mis à bas par le mouvement des droits civiques en 1965, une organisation raciste de la société et du monde du travail trouve un nouveau souffle dans le désert pétrolifère saoudien. Les droits de chacun (droit du travail, salaire, droit de vivre en famille, de pratiquer sa religion, de se déplacer, etc.) dépendent de la nationalité des employés. À chaque profession, ou niveau de qualification, correspond d’ailleurs une nationalité ou, moins pudiquement, une « race ». C’est en effet un système de gestion purement raciste de la main-d’œuvre et des relations sociales qu’importent les cadres de l’Aramco, secondés souvent par des personnels de la CIA, en lien avec la diplomatie américaine. Malgré des grèves et quelques révoltes des travailleurs saoudiens et originaires du reste du monde arabe (Égyptiens, Palestiniens) dans les années 1950, l’organisation sociale élaborée par l’entreprise pétrolière semble avoir marqué durablement le pays. En Arabie, l’influence de l’Aramco va sans doute bien au-delà des relations géopolitiques entre la monarchie saoudienne et l’État américain…

La racialisation du marché du travail que l’on observe encore aujourd’hui en Arabie saoudite et dans le Golfe en général, la ségrégation des locaux et des étrangers, et des étrangers entre eux, dans le Golfe, à Abu Dhabi, à Riyad, à Doha… tout cela est un héritage de la structuration coloniale de l’économie pétrolière. Dans ces pays qui dépendent largement de la main-d’œuvre immigrée (au bas mot 78 % de la population active) qualifiée et non qualifiée, les expatriés blancs, aujourd’hui encore, ne côtoient hors des relations professionnelles ou de service qu’exceptionnellement des Saoudiens, et pas plus les employés d’autres nationalités. Les travailleurs les moins qualifiés vivent largement dans les zones périphériques des villes, voire dans des « camps » (labour camps) fermés, tandis que les plus qualifiés habitent dans les compounds, ensembles de résidences clos qui constituent de véritables quartiers dans la ville. Classes et « races » divisent l’espace vécu, contraignent les relations sociales et marquent profondément les sociétés du Golfe, sous l’égide de systèmes autoritaires hostiles à tout changement qui mettrait en péril les régimes en place.  

À lire : Robert Vitalis,America’s Kingdom,Stanford University Press, 2006

 

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