Chaque fois qu’une crise de confiance secoue la vie politique française, c’est devenu un rituel d’incriminer la pauvreté des idées, l’absence de projet. Or, rarement la société française a fait preuve d’une vitalité intellectuelle aussi intense. Jamais les sociétés de pensée n’ont été aussi fortement médiatisées. Sur les moyens de renforcer le système éducatif, de lutter contre le chômage et de rétablir la compétitivité de l’économie française, presque tout a été dit, presque tout essayé. D’où vient alors que, du « j’aime l’entreprise » de Manuel Valls au « choc de simplification » de François Hollande en passant par la réforme des régions, l’impuissance des pouvoirs apparaisse aussi grande ? Certes, pendant plus d’un an, la résistance opiniâtre d’une gauche anticapitaliste forte, mais marginale a fait perdre du temps. Mais, alors même que, face au terrorisme, les Français ont démontré, le 11 janvier 2015, leur attachement à la République, comment expliquer un tel écart entre les textes et leurs effets ? La réponse à cette question, qui vaut également pour la droite, est peut-être qu’on s’est longtemps trompé en incriminant le choix des moyens, alors que le véritable problème est le caractère de plus en plus illisible des fins affichées. François Hollande se complaît dans la référence à l’aphorisme de son maître Mitterrand, emprunté au cardinal de Retz, selon lequel « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment ». Il est passé maître dans cet art. Disons à sa décharge qu’il est plus difficile, en l’état présent de la société française, d’assumer le mot d’ordre de Pierre Mendès France : « gouverner, c’est choisir ». Sans doute la démagogie populiste aurait-elle moins de prise sur les électeurs si l’attention des politiques et de leurs censeurs se portait davantage sur la raison pour laquelle, à la différence de nos principaux voisins, rien ne marche de ce que l’on pense, décide ou réforme en France. Peut-être serait-il plus pertinent de se demander si la principale cause de l’échec des pouvoirs dans notre République ne vient pas de ce que la stratégie la plus élaborée est condamnée à l’impuissance quand elle se développe dans la brume. 

La principale cause de l’illisibilité de notre paysage politique est que, de toutes les nations européennes, la France centralisée et cartésienne est de loin celle dont la culture a été le plus profondément bouleversée par le choc de la mondialisation. Il est frappant que notre pays soit le seul qui soit hanté par l’obsession de remettre en cause son modèle de fond en comble – ou, en réaction, de le durcir, ce qui revient au même – au lieu de l’adapter. La gauche est ainsi passée d’une vocation offensive, porter l’idéal émancipateur des Lumières, à une peu glorieuse position défensive face à la forte poussée d’identitarisme qui, depuis l’extrême droite jusqu’aux marges des partis institutionnels, remet en question ses principes de laïcité et d’égalité devant le droit. L’autre cause est le délitement, ravageur pour la gauche, de l’idée de progrès. Sous le double impact des peurs écologiques et de la multiplication infinie des réseaux sociaux, la « caravane humaine » que Lamartine voyait avancer vers l’avenir tend à devenir une fourmilière qui semble n’avoir d’autre fin que sa propre survie. Avec le progrès, la gauche a perdu son dogme mobilisateur par excellence. À moins que l’obligation de faire face à une violence réactionnaire sans précédent lui fournisse une occasion de se ressaisir.  

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