« Cette carte, bien connue des historiens, est très frappante. Elle a été dessinée dans le droit fil de la nuit du 4 août 1789. Après ce coup de tonnerre – les citoyens deviennent libres et égaux –, le régime représentatif s’impose et, avec lui, la nécessité de créer le premier découpage électoral. Cette carte est la première esquisse des nouveaux départements qui vont se créer en opposition aux provinces. 

Les hommes de la Révolution cherchent alors à lutter contre la “superposition gothique”, selon la formule de l’époque qui vise à disqualifier le dispositif administratif, religieux, judiciaire de l’Ancien Régime, avec ses limites changeantes, capricieuses. Au sein du comité de réflexion de la Constituante, les députés du tiers état Sieyès et Thouret, entre autres, imaginent ce tracé géométrique. Des carrés de 18 lieues de côté (70 kilomètres) inspirés par le principe d’égalité et, plus vaguement, par les contours des États américains. Évidemment, cette carte de France est aussitôt remise en cause en raison du découpage des côtes. On ne peut pas faire des carrés partout !

Mirabeau a assassiné ce projet dans un discours formidable devant la Constituante. Il discrédite complètement l’idée des carrés. 18 lieues sans habitants valent-elles 18 lieues très habitées, demande-t-il ? Un paysage de montagne peut-il se comparer à un paysage de plaine ? La géographie reprend ses droits. Malgré tout, il ne triomphe pas complètement. Sa proposition d’une division reposant sur la démographie ne l’emporte pas. Le critère spatial, territorial, a le dernier mot car il paraît plus égalitaire. Le paysage est relativement immuable ; la population évolue. 

Le découpage Sieyès a vécu, mais il a marqué l’époque. Les observateurs étrangers s’interrogent. En 1790, le philosophe et parlementaire irlandais Edmund Burke se demande : pourquoi ces Français se livrent-ils à un dépeçage aussi barbare, pourquoi démembrent-ils leur patrie ? 

Cette première carte fut donc très éphémère. Les constituants se sont remis au travail dans un contexte de discussions passionnées. En quelques mois, de septembre 1789 à février 1790, les contours des départements ont été définis. Le député Barnave fera remarquer dans une belle formule : “on pouvait découper selon le génie ou selon la coutume et l’on a trop accordé au génie”. Le génie, c’est l’abstraction rationnelle, et la coutume, ce sont les usages. Malgré tout, on s’éloigne de la géométrie : dans le tracé des nouveaux départements, certaines anciennes frontières sont respectées. Ainsi le Lot est calqué sur la province du Quercy. Autre correctif à l’abstraction, les dénominations : on aurait pu chiffrer les départements, or les constituants leur donnent des noms de fleuves, de montagnes. 

L’institution départementale créée possède la caractéristique d’être de bout en bout élective. C’est une assurance démocratique. Vous avez un conseil du département élu ; à sa tête, il y a un directoire de huit membres, permanent, qui décide de tout ; vous avez aussi un procureur-syndic représentant du roi mais élu. Ce n’est pas un préfet ! C’est le contraire de l’intendant, haï. 

À l’origine, le département n’est pas un instrument de centralisation comme le veut la légende du xixe siècle. Le département de la Constituante est un facteur de décentralisation. Mais il sera bien vite transformé par les jacobins ! Frimaire an II, c’est fini… Cela dure deux ans, disons trois. Le département est repris en main et Bonaparte agira dans la continuité.

Ce qui est saisissant, c’est la naissance très rapide d’un patriotisme départemental. Les habitants s’attachent immédiatement au nom de leur département. Ces unités jugées sans âme par les observateurs étrangers donnent rapidement lieu à une littérature qui va prospérer au xixe siècle et qui s’échine à trouver des différences lorsqu’on passe d’un département à l’autre, qui s’évertue à constituer une sorte de physionomie départementale. Une politisation de l’espace français se produit. Jusqu’alors les régions s’opposaient de manière assez convenue : on distinguait les pays où l’air est bon, où les filles sont girondes, où le vin est délicieux, etc. À partir de la Révolution, les départements se différencient selon l’accueil réservé à l’immense événement. Il y a les départements chouans, les départements placides, ceux qui font preuve d’entrain ou d’enthousiasme. La description départementale se colore de politique. 

C’est la naissance de la géographie politique de la France. » 

Propos recueillis par Laurent Greilsamer

 

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