L’argument financier mis en avant par le gouvernement pour supprimer les départements et regrouper les régions est pitoyable. Il fait table rase de l’histoire et de la culture politique du pays au nom d’exemples étrangers contestables. Il confond dans le « millefeuille » le contenant et le contenu, croyant qu’en agissant sur le contenant il modifiera le contenu. Chaque division territoriale de la France a une longue histoire. En supprimer ou en remodeler une exige des circonstances politiques fortes. En revanche, les attributions de chaque strate ont beaucoup varié et peuvent encore être redéfinies avec précision. Passons rapidement en revue l’histoire des découpages du territoire :

– Les communes sont les héritières directes des paroisses d’Ancien Régime, sauf dans les villes. La Révolution leur a donné des frontières précises alors qu’elles étaient ­auparavant des centres d’attraction aux limites assez floues. Les communes ne sont cependant pas des paroisses momifiées : entre 1791 et aujourd’hui, 14 500 changements des périmètres communaux ont été autorisés par le Conseil d’État, soit par fusion, soit par fission, soit par rectification de frontières.

– Les intercommunalités se sont constituées de façon autonome en s’appuyant sur des lois importantes – loi Voynet, loi Chevènement, loi SRU notamment. Elles ont répondu à une demande de services à une échelle plus large que la commune, mais moins étendue que le département.

– Les départements ont été forgés en 1790 et 1791 par le « comité de la division » dans l’intention de supprimer les provinces, institution honnie de l’Ancien Régime. Thouret appuyé par Sieyès avait proposé de séparer la France en une centaine de carrés de 18 lieues de côté. C’était l’époque du culte de la Raison et de l’adoption du système métrique. 

Les Archives nationales conservent le plan original en damier ainsi que les esquisses qui ont suivi, car, conscients de l’aberration d’une frontière linéaire passant au milieu des villages, voire des habitations, le comité a subtilement déformé le quadrillage pour qu’il réutilise d’anciennes frontières d’intendances, de provinces, ou de bailliages. Il a reçu et écouté les délégations venues de toute la France pour contester telle ou telle frontière.

Depuis plus de deux siècles, les départements ont modelé un espace social. Sur une carte à l’échelle communale de la décroissance démographique ou de la proportion de personnes âgées, on voit se dessiner la plupart des frontières départementales. Même chose pour le taux de chômage, la proportion d’ouvriers et maintenant pour le niveau du vote FN. L’espace physique est devenu un espace social, ce qui tombe bien puisque les départements ont principalement en charge le social.

– Les quartiers sensibles : la multiplication des découpages en zones urbaines sensibles (ZUS), en zones d’éducation prioritaires (ZEP), en zones franches et autres a conduit François Lamy, le ministre de la Ville du gouvernement Ayrault, à élaborer un découpage unique fondé sur le critère d’une pauvreté plus répandue que dans le reste de l’agglomération. 

Il a alors exactement repris la méthode révolutionnaire utilisée pour les départements : il a divisé le territoire en carrés de 200 mètres de côté, calculé le taux de pauvreté dans chaque carré, isolé les plus pauvres, puis à l’aide de photos aériennes, adapté les carrés au tracé urbain réel, car comme les révolutionnaires, il n’allait pas faire passer la frontière au milieu de barres d’immeubles ou de lotissements pavillonnaires. Najat Vallaud-Belkacem, qui a hérité du poste de Lamy dans le gouvernement Valls, a annoncé que ce découpage entrerait en application en octobre prochain. 

– Les régions : leur création est moins tumultueuse, moins symbolique et bien sûr plus récente que celle des départements. Elles ont vu le jour en même temps que les grands projets d’aménagement du territoire du gaullisme consolidé par l’élection présidentielle de 1965. Bien qu’elles ne soient au départ que des conglomérats de départements, elles ont progressivement conquis leur espace, en particulier quand leur capitale était une métropole « d’équilibre » – l’un des premiers chantiers de la DATAR, la délégation interministérielle créée en 1963 pour superviser l’aménagement et le développement du territoire national.

L’argument financier avancé pour modifier ces échelons et leurs frontières fait-il le poids face à cette histoire ? Non. Est-il même sérieux économiquement parlant ? Non plus. La suppression des 4 000 conseillers généraux ou plutôt départementaux, leur nouvelle appellation, va-t-elle procurer un pactole ? La moyenne de leurs indemnités est d’environ 2 400 euros par mois, soit pour une année, 115 millions d’euros. Pour donner une idée de ce que représente cette somme, le salaire total des quarante patrons du CAC 40 est de 110 millions d’euros. Un argument supplémentaire est avancé à Paris : personne ne connaît son conseiller général. C’est assez exact dans l’agglomération parisienne, mais non en province. Et même s’ils étaient partout méconnus, les conseillers, quant à eux, connaissent bien leur canton. On dira qu’avec eux disparaîtront des bureaux, des chauffeurs, des voitures de service : pourquoi ne pas faire d’abord des économies sur ces chapitres ? Quant au reste du personnel des conseils départementaux, il restera car il assure l’aide sociale, de l’APA au RSA. 

La suppression d’une dizaine de régions entraînera des économies encore plus faibles et sans doute nulles à moyen terme si l’on prend en compte le coût du changement. Cela laisse cependant ouverte la possibilité de fusion de régions qui le souhaiteraient, évoquée par François Hollande dans son discours de janvier. Effectivement, comme Marie-Agnès Staricky l’avait montré dans un article paru dans la revue Challenges, il existe déjà des organes communs à quelques régions, les cours régionales des comptes des deux Normandie ont fusionné, celles de Bourgogne et de Franche-Comté aussi. De même, la CARSAT, l’office régional de la Sécurité sociale, est commun aux deux Normandie. Si ces régions veulent pousser la mutualisation plus loin, pourquoi pas ? On a vu que les communes ont souvent fait de même, mais elles se sont aussi souvent divisées. Quant aux départements, l’échec récent du référendum ­alsacien est à méditer, car, l’Île-de-France et son découpage assez artificiel mis à part, c’est peut-être le cas où la fusion de deux départements semblait la plus évidente.

Le bénéfice financier immédiat n’étant pas un argument sérieux, les partisans d’un remodelage des frontières et de la suppression d’un ou plusieurs échelons mettent en avant la nécessité de constituer des grandes régions qui seraient plus compétitives, et plus visibles de l’extérieur. C’est ce qui expliquerait la force de l’Allemagne et la renaissance de l’Italie sous la baguette magique de Matteo Renzi.

Regardons de plus près les régions de ces deux pays. La Sarre a 1 million d’habitants, le Mecklembourg 1,7, Hambourg 600 000. Au total, huit länder allemands sont au-dessous de 2,8 millions d’habitants. Ils ne donnent pas des signes de faiblesse. Idem pour l’Italie : la Basilicate compte 580 000 habitants, la Ligurie 1,6 million, la Molise 310 000, etc. Renzi, appliquant un plan de Mario Monti, a réduit de 100 à 45 les provinces italiennes qui sont des subdivisions des régions, et souhaite à terme les supprimer. 

Pourquoi ne pas faire de même avec les départements français ? Éternel piège de la comparaison hâtive et du copiage : les provinces italiennes n’ont ni la même histoire, ni la même signification politique, ni l’ancienneté des départements. Ce qui explique que les Italiens y soient peu attachés. Au lieu de vouloir réduire le nombre d’échelons, on serait plus avisé de l’augmenter de manière à ce que chacun ait une échelle adaptée à une fonction particulière. Il y a des rectorats, des régions militaires, des diocèses et cela ne pose pas de problème. Des intercommunalités sont apparues, des métropoles, des quartiers sensibles vont voir le jour. Ce n’est pas le découpage qui est en cause, mais la fonction qui doit s’exercer à la bonne échelle. 

Au lieu de pinailler sur les découpages, le gouvernement serait mieux avisé de clarifier les fonctions. L’élimination des doublons serait plus rentable que la suppression de quelques conseillers. Autrement dit, s’occuper du contenu plutôt que du contenant.

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