« Le Pen dit la vérité : ils veulent le bâillonner », clamait, dans les années 1980, une affiche montrant le leader du Front national, la bouche scellée par un bandeau. C’était le temps où le FN hurlait contre le procès en « diabolisation » instruit par les élites pour le faire taire. Les choses ont-elles vraiment changé aujourd’hui ? Marine Le Pen a lissé le discours de son père et les frontistes ont désormais leur rond de serviette dans les studios de radio et les plateaux de télévision. Pour autant, le FN ne cesse de tonner contre l’inégalité de traitement médiatique dont il serait la victime. 

Cette posture s’inscrit dans une stratégie de cordon sanitaire destinée à nourrir, dans l’imaginaire collectif, son opposition aux partis du « système », soutenus par les médias. Elle valide la classique rhétorique populiste, celle de l’irréductible clivage entre « eux », le camp du mensonge, et « nous », le camp de la vérité. Glissant sur la vague de la défiance des Français à l’égard des gouvernants, le FN s’est approprié le mot « mensonge » pour mieux le retourner contre l’adversaire et incarner la « vérité ». Marine Le Pen qui, en 2012, se présentait comme « la candidate incorruptible dans une classe politique vendue et corrompue » et dénonçait le mensonge érigé par Sarkozy comme « méthode de gouvernement », n’a cessé de stigmatiser les « mensonges d’État » de la présidence Hollande.

La politique, a fortiori quand elle touche au populisme, est d’abord une affaire d’imaginaire. À chaque passage télévisé de Marine Le Pen, les observateurs s’échinent à pointer ses mensonges et ses approximations. Ils opposent des données rationnelles à ce qui relève du credo. Comme son père en son temps, la présidente du Front national aligne des affirmations qui parlent au bon sens, c’est-à-dire aux préjugés d’auditeurs peu sensibles au fact checking (contrôle des faits) de ceux qu’elle a disqualifiés d’avance. Les mots de Marine Le Pen sont autant d’images qui s’adressent aux émotions : les immigrés « nous envahissent », « prennent le travail des Français », « en matière de santé, mieux vaut être un clandestin qu’un travailleur français »… Peu importe que les chiffres censés attester ces affirmations soient faux, dès lors que les assertions aux allures de slogans viennent conforter les idées reçues, les sentiments, les ­instincts. 

La force du mensonge en politique n’est pas d’inventer un fait de toutes pièces qui, après vérification, se retournerait contre vous, mais de savoir tordre la vérité pour qu’elle vous serve. On choisit les chiffres qui arrangent la démonstration, on isole un fait divers pour construire une généralité, on se saisit d’une information pour réécrire l’histoire à son avantage. Chez Marine Le Pen, le procédé est quotidien. Lorsqu’en février 2014, elle certifie que des militants LGBT ont été appelés dans 600 écoles pour défendre la théorie du genre, elle déforme la vérité à dessein : des militants LGBT ont bien été mobilisés mais dans le cadre de la lutte contre l’homophobie, et pas dans les écoles primaires mais dans les lycées et collèges. 

L’habileté du Front national est de jouer sur les ambiguïtés du discours. Quand Marine Le Pen déclare que « les gens voient bien qu’il y a de plus en plus d’immigrés », les fact checkers s’escriment à montrer que l’immigration ne progresse pas, laissant passer la question essentielle : pourquoi fait-elle brusquement appel à la vue de ses auditeurs ? Car, enfin, comment, d’un regard, peut-on faire la différence entre un immigré arabe et un Français d’origine arabe, croisés dans la rue, sans exercer un préjugé xénophobe ou raciste ? La présidente du FN parle bien d’« immigrés », mais son langage implicite et codé renvoie à d’autres catégories ­d’amalgames. 

C’est bien derrière les mots que se cachent les mensonges et les intentions du Front national. En politique, qui gagne la bataille des mots gagne la guerre décisive de l’imaginaire. Bruno Mégret, qui fut proche de Jean-Marie Le Pen, en a persuadé le parti dès la fin des années 1980. C’est lui qui poussa Jean-Marie Le Pen à asséner en permanence, dans ses discours, « identité », « préférence nationale », « établissement » ou « bande des quatre » (PS-RPR-UDF-PCF), préfiguration de l’« UMPS ». C’est lui, encore, qui s’appliqua à changer de fond en comble le vocabulaire des cadres. Bannissant le langage qui pourrait tomber sous le coup de la loi antiraciste de 1972, il dressa une liste de mots-valises (« cosmopolitisme », « lobbies », « mondialisme »…) qui, sans rien concéder sur le fond, permettaient d’adoucir la forme.

Lorsque Marine Le Pen succède à son père, en 2011, le Front national est parvenu à imposer une grande partie de son vocabulaire et ce qu’il recouvre dans le débat politique, à commencer par le mot « identité ». Contrairement à lui, elle souhaite accéder au pouvoir. Pour rendre le parti plus respectable, elle en infléchit sensiblement le langage et s’approprie une sémantique républicaine à l’allure d’autant plus consensuelle qu’on en a souvent oublié la signification. Ainsi en est-il du mot « laïcité ». Or, quand on lit son projet, on comprend que le FN lui donne un sens nouveau. Il propose ainsi de créer un « ministère de l’Intérieur, de l’Immigration et de la Laïcité » et de lutter contre ce qu’il considère comme de la « discrimination positive », après avoir dénoncé, quelques lignes plus haut, une prétendue « préférence immigrée ». Le rapprochement des mots « immigration » et « laïcité » frappe. Le discours anti-islamiste cache le véritable rôle attribué ici à la « laïcité » : elle est la nouvelle arme anti-immigrés.

Oui, les mots cachent les intentions. Et pour s’en persuader, terminons par le « patriotisme », si cher au FN. Il ne le définit jamais clairement. Mais quand on creuse un peu, on finit par comprendre ce qu’il recouvre, notamment lorsque le programme du FN annonce que l’État veillera « à recruter des hauts fonctionnaires patriotes ». Qui délivrera le brevet de patriotisme ? Sur quels critères ? C’est ce qu’on appelle un mensonge par omission. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !