La question du service civique resurgit chaque fois qu’éclatent de graves crises de citoyenneté. Ce fut le cas en 2005 après les émeutes dans les banlieues, et aujourd’hui au lendemain des attentats de janvier. Pourquoi ?

Le service civique est une longue histoire. Il n’est pas une réponse au terrorisme. Mais ne rien offrir aux jeunes comme engagement dans la cité est absurde, face à ce que proposent les imams fanatiques. La stratégie de contact des jeunes par Daech sur Internet est très efficace et moderne, alors on ne peut pas lutter contre la tentation qu’éprouvent certains de s’engager ailleurs. Le mal est, hélas, très tentant. Il existe une grande séduction du mal, mais ne sous-estimons pas la séduction du bien. 

Vous parliez d’une longue histoire…

Tout a commencé avec le programme Envie d’agir, une initiative que j’ai lancée en 2002 comme ministre de la Jeunesse. Je constatais que l’engagement des jeunes n’était plus celui de Mai-68, politique ou révolutionnaire, mais répondait à un souci d’être utile, d’être reconnu et respecté pour cela. À l’époque, les 20 000 projets d’Envie d’agir ont tous été adoptés. Plus tard j’ai défendu le modèle de l’Italie, un engagement des jeunes non obligatoire mais rétribué.

Quelle philosophie sous-tend cette approche ?

D’abord le désir des jeunes de s’engager. S’il a changé de nature en devenant caritatif, il reste très puissant. La demande est beaucoup plus forte que l’offre. Chaque année 200 000 jeunes sont prêts à s’engager, alors que le nombre de missions proposées est dix fois inférieur. Un autre enjeu est sociétal : si on considère que l’atomisation sociale de l’individu isolé et le communautarisme sont les principaux dangers, il est essentiel de proposer aux jeunes des engagements à travers des chantiers d’utilité publique. Enfin, le service civique doit être un moyen de reconnaissance pour les jeunes. En 2002, j’avais déjà obtenu l’accord de onze universités pour pratiquer la VAE, la validation des acquis de l’expérience. Au Canada, au Québec, les universités accordent des unités de valeur (UV) aux jeunes qui se sont engagés et ont fourni un mémoire. Prenons l’exemple d’un étudiant en maîtrise de psychologie qui s’occupe pendant six mois d’une classe d’autistes ou d’handicapés. À condition de rédiger une trentaine de pages, il pourrait voir son UV validée. Son engagement ne le pénaliserait pas dans ses études, au contraire. J’avais demandé la création d’un livret de service civique que le jeune aurait pu présenter à son université ou à un chef d’entreprise.

Allez-vous jusqu’à préconiser un service civique obligatoire ?

Sûrement pas. Je suis surpris que des responsables politiques donnent leur avis sur ce que doit être le service civique sans avoir consulté les associations qui vont recevoir les jeunes. Il ne peut pas être obligatoire, sauf s’il est à nouveau militaire. Pour trois raisons. D’abord, une classe d’âge compte 700 000 jeunes. Nous n’avons pas 700 000 missions à leur offrir tous les six mois. Sauf à proposer des stages photocopies-café. On a peut-être 200 000 ou 300 000 missions à fournir, pas davantage. Ensuite, les associations ne veulent pas d’un service civique obligatoire. Aucune ! Elles attendent un engagement des jeunes, pas une obligation de s’engager. Le domaine pour lequel on a le plus besoin de ce service est la rupture de solitude des personnes âgées, chez elles, dans les maisons de retraite. Pour les aider à se nourrir, à s’habiller, à remplir des papiers. Il faudrait cent mille jeunes. C’est intéressant car un lien peut s’établir entre les générations. Les associations concernées disent : « Surtout pas de jeunes à qui on imposerait ces missions, ils massacreraient les vieux dans le quart d’heure ! » Elles tablent avant tout sur la générosité. Cela n’a pas de sens de féliciter quelqu’un de s’engager si vous l’obligez à le faire. Enfin, les associations ne peuvent gérer le problème de la désertion. Elles n’ont pas le mitard ni l’adjudant…

Quelle est l’alternative ?

Elle est simple. Ou le service est obligatoire donc militaire. Ou il est civil donc volontaire. Le service militaire, avant sa suppression en 1996, était devenu totalement inégalitaire. Les enfants de bourgeois se débrouillaient pour l’éviter. Il ne permettait plus aucun brassage social. On n’y apprenait rien. La France n’a pas opté pour le modèle allemand qui donne le choix entre un service militaire et un service civil. Ce n’était pas absurde. Mais les infrastructures ont disparu, les casernes ont été vendues. Rétablir la conscription avec 700 000 jeunes coûterait près de 10 milliards d’euros. Ce serait une organisation gigantesque. Et rappelons tout de même que les jeunes n’en veulent pas ! Ils plébiscitent le service civique, qui soulève d’autres questions. Il faut payer les jeunes, leur permettre de vivre. Être volontaire n’est pas être bénévole. Enfin, les associations ne veulent pas que le service civique soit fractionné. Les jeunes qu’elles forment doivent s’engager sur au moins six mois. 

Quel serait le bon modèle à suivre ?

Le modèle italien, car il touche toutes les classes sociales et garantit un vrai brassage. Je demande qu’on offre de préférence aux jeunes des chantiers et non des engagements individuels. Je pense aux chantiers de sœur Emmanuelle où une dizaine de jeunes travaillent ensemble. Il faut du collectif. Comme aux vendanges de notre adolescence. On rencontrait des jeunes issus d’autres milieux sociaux. 

La France a-t-elle les moyens de financer ce service civique ?

Mais il ne coûte rien ! Depuis des années, à droite et à gauche, nous avons créé des emplois-jeunes, des emplois aidés, ce qu’on appelle « le traitement social du chômage ». Mais ce ne sont pas des solutions efficaces. Il suffirait de prendre une petite partie du budget des emplois-jeunes pour créer des services civiques. Ce qui est scandaleux et idiot, c’est qu’on refuse chaque jour des volontaires. Quel dommage ! On pourrait offrir 200 000 missions tous les six mois, donc 400 000 par an. Un jeune de banlieue qui a fait un service civique a été payé pour ça, il s’est fait des copains, il a été félicité. En rentrant chez lui, il va encourager son petit frère. C’est de la pédagogie par le fait comme disait Bakounine. Je me place dans l’idée du volontariat, pas du service obligatoire que d’autres réclament pour « mater les jeunes ». Ce n’est pas ma vision.

Le service civique ne risque-t-il pas de créer des emplois déguisés ?

Une des premières missions de l’Agence du service civique est de vérifier qu’il n’empiète pas sur l’emploi marchand. Soyons clairs : dans les collectivités territoriales, il n’existe aucun programme de création massive d’emplois concernant la rupture de solitude des personnes âgées. C’est du service vraiment civique. Une objection au service civique obligatoire est que, dans ce cas, on aurait pris sur l’emploi marchand. Le PC et le Medef y étaient hostiles. Imaginez 1,4 million de jeunes accomplissant tous les ans un service obligatoire, on ferait prendre l’habitude à la société de les utiliser avec de « faux » emplois. 

Les entreprises doivent-elles entrer dans le champ du service civique ? 

Je ne suis pas contre si l’Agence veille à ne pas cautionner de l’emploi déguisé. Mais dans un premier temps, je préfère qu’on les exclue. Dans le cadre de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE), ces dernières mènent des programmes humanitaires. Même chose pour les fondations d’entreprise. Le service civique ne présenterait pas d’inconvénients. N’oubliez pas qu’on a 200 000 jeunes prêts à partir et qu’on leur offre seulement 20 000 missions. Le service civique est un projet grandiose, au sens qu’il est grand. J’en connais peu d’aussi ambitieux.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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