En 1994, le service civique n’existe pas : c’est d’abord par amour que je pars. J’ai 20 ans, j’aime un homme qui fait son service militaire au Vietnam. Parce qu’il est un garçon, il doit une année à l’État ; moi, la fille, je ne dois rien. J’aime un homme incorporé – mon corps à moi importe peu, au mieux je peux me faire prolongement
du sien.

Dans le Sud où j’ai grandi, grimper aux arbres compte plus que lire des livres. J’ai quitté le Sud pour inverser les hiérarchies : à Paris je passe mon temps à lire. Il y a des ghettos de toutes sortes, la petite ville bourgeoise de mon enfance, close sur ses certitudes ; et l’îlot chic de Paris VIIe où mon cerveau pousse à la place des jambes. Sciences Po est toute ma vie. Ma tête explose. Je pars par amour et par nécessité : j’ai ce fantasme d’un territoire où exister réconciliée, tête plus jambes, livres plus peau, moi plus les autres.

À Hanoï, mon homme a une mission, enseigner le français à l’état-major de l’armée. Je n’ai aucune mission – je suis en plus. Il va falloir que je m’incorpore moi-même quelque part. Incorporer, mêler intimement une substance à une autre : à quoi, à qui me mêler au Vietnam, où tout m’est étranger ? Tout, sauf les enfants. On vient de l’enfance comme d’un pays, écrivait Saint-Exupéry, je m’en souviens, j’en viens aussi. Un jour, une minuscule ONG hollandaise héberge mon projet auprès d’enfants des rues : je veux faire entendre leur parole, donner à voir leurs regards à travers des photos et des textes produits par eux.

Cette expérience est un séisme. Dans la longue liste des révélations, je retiens les paroles de Khanh, 13 ans, décrivant la photo qu’il a prise : je vois un mur en ruine, lui voit une rose. Il y a bien des ruines, il y a aussi, dans l’angle, une fleuriste qui tient une rose. J’apprends le parti pris de la joie. Je découvre aussi, pratiquant sa langue, qu’en vietnamien le « je » n’existe pas. Tu te situes seulement dans la relation à l’autre, et le pronom qui te désigne varie selon l’âge et l’identité de l’interlocuteur. Cet effacement me trouble et me violente. Mais dans les moments d’abattement, quand un gosse décroche du projet, quitte l’école, renonce à apprendre un métier, que ma foi se disloque, je mesure en effet à quel point seule je ne pèse rien sur le cours des choses. Je ne me suis pas assez incorporée.

Le collectif, c’est aux Philippines que je l’éprouve vraiment, une fois mon diplôme passé. Dans l’ONG, nous sommes dix volontaires parmi des dizaines de Philippins. À Manille, les enfants des rues vivent en bande, ils crèvent de faim, du sida, de la drogue, ils savent que l’ennemi c’est l’isolement. Ils violent, ils volent, ils veulent être libres, c’est un pari insensé de les tirer de là, un échec répété, tous les éducateurs en font l’expérience. Seuls, ils ne peuvent rien. Je les observe : il y a celui qui parle aux enfants ; celui qui tient le foyer d’accueil ; celui qui propose l’école ; celui qui fait la soupe ; le médecin qui ausculte ; l’infirmière qui soigne ; le charpentier, le boulanger, l’esthéticienne qui forment ; et moi qui propose l’atelier photo. Cette fois je m’incorpore, élément d’un tout que nourrit mon projet et qui lui donne son sens : la photo ne sauve personne mais ouvre un dialogue neuf avec ces enfants, expose leur regard sur l’environnement subi, ils prennent le pouvoir. À rebours, je pense aux déportées du camp de Ravensbrück que je rencontrerai vingt ans plus tard, dont les infimes actes de résistance ont sauvé des bébés d’une mort certaine : celle qui vole un morceau de tissu ; plus celle qui vole le fil et l’aiguille pour en faire un vêtement ; plus celle qui vole un bouton pour le fermer ; plus celle qui vole du charbon pour chauffer la pièce une minute par – 40 °C ; plus celle qui vole un gant dont les doigts feront des tétines ; elles sauveront 31 nourrissons sur 522, ce sera une tragédie – un miracle dirait Khanh –, rendu possible par la chaîne infinie des gestes minuscules. C’est ce que m’enseigne le bidonville de Manille : je ne pèse de tout mon poids que par la grâce du collectif.

Tout cela je le vis sous un ciel bleu perpétuel, dans une ville effroyable mais exotique à 12 000 km de la France, nimbée d’une belle aura d’aventurière. Lors d’un bref séjour à Paris, je m’aperçois que j’ai perdu mes yeux. Il me faut de longues minutes pour voir la mendiante sur le quai du métro, à quelques centimètres. L’image de cette femme, sa pancarte « J’ai faim » et son gobelet de plastique, si banale au regard des horreurs de Manille, me somme de répondre : pourquoi n’est-ce pas ici que tu agis ? J’emporte à Manille la femme et sa question. La question m’obsède. Il y a des ghettos de toutes sortes, l’action humanitaire à l’autre bout du monde, aveugle à la misère commune, en est peut-être un. J’ai quelque chose à rendre, en France. Il n’est pas sûr que je ne doive rien, quand bien même je suis fille et que l’État ne m’incorpore pas dans une mission.

Je rentre à Paris. Je deviens bénévole auprès d’enfants en difficulté scolaire, puis professeur de collège, m’amalgame à cette chaîne ancienne qui m’a conduite des jeux dans les arbres jusqu’aux livres. Quand j’écrirai des livres, j’aurai envie de les emmener où ils ne vont pas seuls. Je ne sauverai personne, mais la vie est une œuvre collective et j’y tiendrai ma part.

J’ai découvert qu’une devise, en langue d’oïl, est une pierre marquant les frontières d’un territoire. « Liberté, Égalité, Fraternité », ce n’est pas autre chose qu’un territoire à créer dont il faut défendre, collectivement, chaque jour l’intégrité. Et c’est une chance qu’existe à présent un lieu accessible où s’incorporer, sans avoir à compter sur une histoire d’amour ou à ruser parce que tu es fille. Ça s’appelle le service civique et ça t’augmente, magnifiquement. 

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