Notre dâb qu’on dit aux cieux,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Notre daron qui êt’s si loin
Si aveug’, si sourd et si vieux,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Que Notre effort soit sanctifié,
Que Notre Règne arrive
À Nous les Pauvr’s d’pis si longtemps,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Su’ la Terre où nous souffrons
Où l’on nous a crucifiés
Ben pus longtemps que vot’ pauv’ fieu
Qu’a d’jà voulu nous dessaler,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Que Notre volonté soit faite
Car on vourait le Monde en fête,
D’ la vraie Justice et d’ la Bonté,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Donnez-nous tous les jours l’ brich’ton régulier
(Autrement nous tâch’rons d’ le prendre) ;
Fait’s qu’un gas qui meurt de misère
Soye pus qu’un cas très singulier.

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Donnez-nous l’ poil et la fierté
Et l’estomac de nous défendre,

(Des fois qu’on pourrait pas s’entendre !)

Pardonnez-nous les offenses
Que l’on nous fait et qu’on laiss’ faire
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation
De nous endormir dans la misère
Et délivrez-nous de la douleur

(Ainsi soit-il !) 

 

 

Transformer le pain en brich’ton ne suffit pas à faire un poète. Né Gabriel Randon en 1867, le Parisien Jehan Rictus innove moins dans la forme que dans le propos. Fini le vagabond prétendument libre. Ses vers disent la misère des Écrasés. Enfant martyr battu par sa mère, l’auteur a connu les nuits dehors. Dans les cabarets montmartrois, le succès vient avec son choix d’une « langue populaire ». Il avale les e, corrompt la syntaxe, parsème son œuvre de termes argotiques, sans jamais verser dans l’hermétisme. La bourgeoisie invite le phénomène pour le voir manger. Le voici devenu un « apéritif vivant ». Le Notre Père ci-dessus clôt son long poème le plus célèbre, Le Revenant. Un Pauvre heurte le Christ au coin d’une rue. Le fils (l’fieu) de Dieu est redescendu ! L’occasion de lui dire ses quatre vérités. Hélas, ce n’était qu’un reflet : celui du Pauvre lui-même dans une vitrine. « On perd son temps à s’engueuler… » Et pourtant, cette confusion est à l’origine de cette prière finale, inversée. Il est temps qu’advienne la volonté d’un Peuple crucifié « de son éternel Labeur mécanique sans Amour et sans joie ». Et que les masses enfin déniaisées (dessalées) aient le courage (l’ poil) de se défendre. Ne nous y trompons pas : le fataliste Gabriel Randon ne croit sans doute pas au Grand Soir. « Chien sans collier », selon le mot d’Heredia, proche après-guerre des monarchistes, il cherche avant tout à susciter le remords. Car son Pauvre manque autant de soupe que d’amitié, de pain que d’un amour vrai, introuvable.

 

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