L’homme est à tordre. À fragmenter. À rompre. À morceler. À vendre bien sûr. Depuis longtemps. Lui seul l’ignore. Cela aide de ne pas savoir. S’aveugler fait vivre. Durer. Homme-chose. Homme-objet. Matière humaine. Matière première. Matière secondaire. Énergie consommable. Renouvelable. Je loue des hommes. Je les achète. Je les revends. Je les solde. Je les déclasse. Je les jette. Je les déstocke. Je les entasse. Je les sous-traite. Je les recycle. Je les concasse. Je les broie. Suie. Poussière. Farine. Je n’ai pas à les soigner. Je n’ai pas à les cajoler. Il y en aura d’autres. Il y en a toujours d’autres. Des plus affamés. Des plus impliqués. Des plus motivés. Des plus jeunes. Des plus solides. Prêts à marcher sur d’autres hommes. Prêts à les piétiner. Prêts à les détruire pour caresser à leur tour un peu le soleil, le temps que d’autres exigent aussi leur part de lumière. Lorsqu’ils se brisent je les change. Je ne cherche plus à les réparer. Réparer les hommes coûte cher. C’est ennuyeux. C’est fatigant. Ce n’est pas très rentable. Ils tombent vite de nouveau en panne. Ils s’habituent à leurs traitements, en désirent de nouveau, découvrent la condition d’assisté, réclament comme un droit cette qualité. Comme si on devait quelque chose aux hommes. 

Et puis de toute façon l’homme vieillit. C’est dans sa nature. Il vieillit vite. Trop vite. Il se fatigue, se courbe, se voûte, ralentit son rythme. Sa force physique décline. Son cerveau s’ankylose, se sclérose, dégénère. Son intelligence se grippe. L’homme est décevant. Il ne vaut pas la peine qu’on lui consacre. De la confiture aux cochons. L’homme ne résiste pas au temps. Il ne résiste à rien. Il n’est pas fait pour être résistant. Il est opérationnel quelques années, une ou deux décennies dans le meilleur des cas. Pas davantage. On prend la peine de le former, mais à peine est-il formé qu’il commence à se déformer. Misère. Manque de fiabilité et de reconnaissance. Vice de fabrication. 

À qui me plaindre ? Alors quoi ? Je regarde. Je constate. Je ne suis ni bon ni mauvais. Ce n’est pas moi le responsable. J’ajuste. J’adapte. C’est tout. Je règle quelques rouages. J’équilibre. J’exploite, mais j’écoute les désirs. J’essaie de les satisfaire. L’homme est un être de désir. Il désire les choses. Il les désire vite. Le plus vite possible. Rien ne va assez vite pour lui. Jamais. Être de lenteur, de lenteur de pensée, de lenteur d’exécution, d’impossibilité à durer, l’homme a le culte de la vitesse. Tout. Tout de suite. Posséder. Consommer. Se lasser. Aspirer au nouveau. Au neuf. Au dépassement de l’objet à peine acquis. La vie à flux tendu. Absence de stocks. L’immédiateté du désir doit être contentée immédiatement. Homme-enfant. Capricieux. Trépignant. Ne comprenant pas que pour le satisfaire par cette ronde incessante, il me faut l’inclure dans cette ronde. Faire de lui aussi un produit qui se périme, qui se dépasse, dont on se lasse. Qui n’est plus opérant. L’homme ne mérite aucun investissement à long terme. L’homme n’est pas un but. L’homme n’est pas sa propre finalité. L’homme n’est qu’un moyen, un outil, interchangeable, modulable, ébréchable, remplaçable. Monde-mécano. Homme-petit-rouage. Vis simple. Boulon précaire. L’homme est un boulon qui prie pour durer. Qui prie quand ça l’arrange. Quand ça l’arrange seulement. Qui se plaît à jeter ce dont il se lasse mais qui voudrait qu’on le garde lui le plus longtemps possible. Qui enfante un univers de vitesse, de dépassement, ­d’obsolescence et d’accélération et qui exige pour lui seul de rester immobile dans le courant du fleuve. À se nicher. À ­pleurnicher. 

Le monde qui a enfanté l’homme-matière n’est que le nôtre. Nous l’avons créé à notre image, selon nos désirs et nos besoins. Monde-boomerang qui nous revient en pleine figure et nous blesse sans nous anéantir. On nous rêve flexibles tout en nous promettant que notre sécurité n’en pâtira pas. On se propose de nous tordre mais sans que nous nous brisions. Nous oublions notre chair et devenons pâte à modeler, docile et molle entre les mâchoires d’un système dont nous avons assuré le propre dérèglement. 

Nous vivons de formidables temps d’expérience. Après avoir mis quelques milliers d’années à découvrir la terre et les étoiles, nous n’avons de cesse de tester nos limites. Au xxe siècle, il ne fut plus question d’être mais d’avoir. La finalité de la possession remplaça le rêve du bonheur. Comme la consommation passe par le renouvellement accéléré des possessions et des possédants, la guerre en ce sens ne fut plus à lire comme un phénomène géographico-diplomatique, dans lequel certains ego de peuples et de leaders pouvaient s’exacerber et jouir, mais comme le dernier stade d’un processus consumériste visant à trouver une solution à une forme de stagnation des marchés. Exterminer devint un simple rouage du capitalisme. Table rase. Nouvelles clientèles. Tout perdre pour tout produire, tout vendre, tout posséder de nouveau. Le xxie siècle propose un autre type d’extermination, non plus massive et extérieure, mais individuelle et intérieure. 

Nous avons soldé Dieu, pendu au clou les idéologies, remisé l’idée de nation, de contrat et de projet social dans des arrière-boutiques poussiéreuses dont nous paraissons désormais avoir honte. Nous sommes nus, exposés aux météores, aux révoltes d’une planète que nous avons malmenée, parvenus tout au bout d’une fragile planche d’un modèle économique que nous entreprenons de scier avec nos canifs. Ne reste plus qu’à nous malmener encore un peu davantage. En inventant de nouveaux carcans, de nouvelles règles, en découpant ce qui est uni, en déstabilisant ce qui était sûr, en élimant ce qui était solide, en préférant le mirage au réel, en laissant l’argent et ses serviteurs continuer à dérégler les affaires du monde et dissoudre nos rêves dans le bain acide des profits. Expérience-limite. Expérience de nos limites. Hommes précaires, avant que de devenir hommes solubles. Friables. Rabotés. Poncés. Effaçables et effacés. 

janvier 2015

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