Comment interprétez-vous la victoire du parti de gauche radicale Syriza en Grèce ?

C’est la victoire de la radicalité, le refus d’une partie de la population grecque de supporter la politique d’austérité imposée de l’extérieur. C’est un niet radical pour dire : « On n’en peut plus. » Mais au fond, Syriza est très social-démocrate keynésien. La Grèce a quasiment voté comme en 2012, avec une différence fondamentale : en 2012, le Pasok, parti social-démocrate classique, avait obtenu 43 % des suffrages, et Syriza 5 %. Aujourd’hui, les deux partis sociaux-démocrates représentent 5 à 6 % des suffrages, et Syriza 39 %. C’est un renversement à l’intérieur de la gauche qui s’est opéré. Nous sommes face à une revendication du peuple de gauche de changer de politique.

En Espagne, le parti Podemos, qui revendique sa filiation avec le mouvement des Indignés, pourrait gagner les élections générales de 2015. Ce parti, situé à gauche, ne le revendique pas, préférant se présenter comme une formation proche du peuple.

J’en ai assez de cette expression « proche du peuple ». Ils sont proches d’une partie de la société. Si Syriza fait 39 %, 61 % ne font pas partie de ce peuple ! Et le programme de Podemos ressemble à celui de la Suède dans les années 1960. Une différence tout de même : on voit chez Syriza quelques touches de transformation écologique qui n’existent pas du tout chez Podemos. Ce dernier est un parti mouvementiste, qui n’a pas vu la nécessité de repenser la croissance en termes qualitatifs. Il faut garder à l’esprit que ses représentants sont très proches du chavisme au Venezuela. Or un élément important de la politique de Hugo Chávez (1954-2013), c’était un productivisme lié à la rente pétrolière, avec un aspect que je trouve suspect et dangereux : l’autoritarisme d’État. On verra pour Podemos !

Comment ce parti a-t-il percé dans le paysage politique ?

Cette frange radicale surgit comme un carton rouge. Elle marque l’échec des forces politiques traditionnelles qui n’ont pas su répondre à l’indignation et au désespoir d’une partie de la société espagnole. Podemos se relie à une tradition de la gauche radicale, celle du PC espagnol, puis du Parti socialiste. Idem pour Syriza. Leurs leaders, Pablo Iglesias et Aléxis Tsípras, sont des leaders classiques d’une émergence radicale politique classique. Un exemple : c’est incroyable que, dans le monde d’aujourd’hui, le gouvernement Tsípras soit à ce point macho-masculin. Voilà qui est symptomatique de ce classicisme. Nous verrons pour Podemos. Mais la manière de parler d’Iglesias montre qu’il est presque le frère jumeau de Mélenchon. Or, ce qui m’irrite chez Mélenchon, c’est le « yaka ». Je ne vois aucune réflexion. Certes, nous vivons des situations dramatiques de pauvreté et de chômage, mais qui réfléchit à la complexité de nos sociétés modernes ? Chez Podemos comme au Front de Gauche, j’observe l’incapacité de comprendre la nécessité de l’Europe tout en tenant compte de ses défaillances politiques.

Le Front de gauche comme le Front national ont soutenu et salué la victoire de Syriza. Quel sens donner à cet engouement des extrêmes de gauche comme de droite ?

L’interprétation du Front de gauche et du FN est la même : ils voient cette victoire comme une critique radicale de l’Europe. Ils essaient aussi de surfer sur l’idée de souveraineté nationale que Syriza exprime par son alliance avec une droite nationaliste, xénophobe et raciste. Ce qui motive le FN, c’est l’intérêt national et le rejet de l’Europe, d’où qu’il vienne. S’agissant du Front de gauche, l’objectif de Mélenchon était de reconquérir les classes populaires déçues par les partis établis. Il a perdu cette bagarre. La gauche doit maintenant faire face à cette évolution dramatique : la porosité totale entre l’électorat de l’UMP et l’électorat du FN. C’est la démonstration de l’élection législative partielle du Doubs, le 8 février. 

Quel enseignement tirez-vous de ce scrutin ?

L’électorat dit républicain et celui du FN peuvent se fondre dans un même bloc. Cela change absolument la donne. J’ai été étonné par la légèreté des commentaires répétant que le Doubs est une circonscription de gauche. Faux ! En 2012, Moscovici gagne avec 49 %, après une triangulaire où l’UMP obtient 26 % et le FN 24 %, soit 50 %. C’était une circonscription déjà divisée en deux. Ce qui est nouveau, c’est que le FN arrivant en deuxième position peut compter sur l’apport de l’électorat de l’UMP. Projeté au niveau national, cela signifie que pour la première fois, dans certaines conditions, Marine Le Pen peut gagner l’élection présidentielle. C’est un fait majeur, une spécificité française on ne peut plus alarmante. Aujourd’hui, ce n’est pas une circonscription mais le pays qui est divisé en deux.

Depuis plusieurs mois, le mouvement Pegida, qui s’affiche « contre l’islamisation de l’Occident », organise en Allemagne, chaque lundi soir, des manifestations dans un parc de Dresde, aux cris de « Nous sommes le peuple ». Est-ce un nouvel accès de radicalisation inquiétant ?

On a surévalué Pegida. Il s’agit bien d’un mouvement d’une certaine ampleur, mais limité à Dresde, une ville qui est restée au frigidaire de l’Allemagne de l’Est pendant plusieurs décennies. C’était le seul endroit d’Allemagne de l’Est où on ne captait pas les télévisions de l’Ouest. Un trou qu’on appelait « la vallée des ignorants »… Bref, Pegida est une spécificité de Dresde. Partout ailleurs, quand ce mouvement a essayé d’émerger, les contre-manifestants ont été de loin majoritaires. 

Pegida exprime le même refus intolérant de l’immigration lié à la crise économique et à l’islam qu’on retrouve dans tous les pays. Face à cette manifestation agressive de l’islamophobie, la société allemande a su bien réagir. Même si l’inquiétude face à l’islam est réelle. On ne peut pas dire que l’islamophobie est seulement une phobie : il existe une réalité mondiale d’un islamo-­fascisme, d’une islamo-­intolérance qui fait peur. C’est la vieille réalité des religions qui se radicalisent. Prenons le comportement de l’Église catholique en Slovaquie contre l’homosexualité, son refus du mariage gay est d’une agressivité et d’une intolérance incroyables. Il existe une radicalisation inquiétante d’une partie des religions. 

La montée des partis radicaux touche une bonne partie de l’Europe avec des formations comme UKIP ou Jobbik ? Voyez-vous un lien entre eux ?

Jobbik est vraiment un parti facho. UKIP est ultraréactionnaire et ultralibéral économiquement. Le ciment de tout cela est un nationalisme exacerbé. Avec une particularité bien britannique : UKIP est un des rares partis avec un député européen musulman. Ce qui est angoissant, c’est que toutes ces forces extrêmes se fondent sur un refus de l’Europe. L’alternative est posée : soit elle est capable de mener une autre politique pour reconquérir la confiance des majorités, soit on court à la catastrophe. Car l’Europe n’a pas seulement mauvaise presse auprès des populistes d’extrême droite ou des radicaux d’extrême gauche. Sa politique ne tient pas la route. Elle est dans une grande faiblesse, incapable de voir l’urgence à relancer l’économie.

Comment l’Europe peut-elle remonter cette pente ?

Le problème n’est pas de savoir s’il faut plus de rigueur ou d’austérité. On peut bien sûr desserrer l’étreinte. Mais cela n’est intéressant que si les Européens procèdent à une relance massive et qualitative de l’économie, avec des effets tangibles sur la vie des gens. Il faut penser la transition industrielle. Non pas relancer une industrie dépassée comme le charbon, mais amorcer une transition industrielle et écologique qui nécessite un fort investissement. Je ne parle pas du plan d’investissement Juncker (315 milliards d’euros) adopté par l’Union européenne qui est de l’argent Monopoly, transféré d’un pot à un autre. Ce n’est pas de l’argent réel. Il ne s’agit pas de redistribuer ce qui était déjà prévu ici et là, mais de mobiliser de l’argent « nouveau » pour relancer. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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