« Que c’est beau de voir les gens faire l’histoire ! » C’est avec ces mots que Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a commencé son discours en janvier dernier, à la Puerta del Sol de Madrid, devant 100 000 personnes selon la police, 300 000 selon les organisateurs. Même en s’en tenant au chiffre le plus modeste, ni le Parti populaire (PP), qui détient le pouvoir et la majorité absolue au Parlement, ni le Parti socialiste (PSOE), jusqu’alors le principal parti d’opposition, n’arriveraient à en rassembler le dixième s’ils osaient imiter l’initiative de Podemos. Sans parler, si cela arrivait, d’une nuance de taille : à savoir que dans les deux cas, le public serait composé de serviteurs politiques dont le salaire dépend de leurs chefs de file. 

La marée humaine qui avait envahi la place criait en chœur, enthousiaste : « Oui, c’est possible ! ». Elle était venue de toute l’Espagne sans arrière-pensées, mue uniquement par l’envie d’avenir, l’espoir, la foi ! « Nous rêvons, mais nous prenons nos rêves très au sérieux », a dit à cette occasion, avec emphase, Pablo Iglesias. Cette phrase, qu’il répètera jusqu’à dix fois, deviendra le slogan de son discours. Sans doute chercha-t-il à évoquer Martin Luther King, de la même façon que le nom du parti « Podemos » est une traduction espagnole du slogan d’Obama « Yes, we can ». Pourtant Pablo Iglesias n’est ni Luther King, ni Obama, ni Démosthène, c’est un orateur discret. Mais dans un pays où le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, peut donner une « conférence de presse » à travers un écran plasma sans permettre aux journalistes de poser la moindre question, Pablo Iglesias apparaît brusquement aussi éloquent que Cicéron et Churchill. D’ailleurs, si Iglesias rappelle quelqu’un – mince, barbu, cheveux châtains et longs –, c’est plutôt Jésus. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne détache jamais ses cheveux. 

Iglesias représente le Sauveur pour beaucoup d’Espagnols, tout comme Tsípras pour la majorité des Grecs. Autrement dit, d’un point de vue laïque, l’Espoir. C’est pourquoi autant d’Espagnols s’accrochent à ses discours et à ses promesses : car ils sont – nous sommes – désespérés. L’Espagne pâtit d’un taux de chômage à 25 % (54 % chez les jeunes), de coupes budgétaires draconiennes dans l’éducation et la santé... Depuis le début de la récession en 2007, 570 000 familles ont été expulsées de leur logement par les banques dont les dettes privées ont été « pardonnées », et transformées en dettes publiques par les deux partis au pouvoir : le Parti populaire et le Parti socialiste rongés par le clientélisme, le népotisme, et dont les cadres moyens et hauts responsables sont d’une incompétence et d’une médiocrité ahurissantes. 

Les deux formations se sont débrouillées pour infiltrer et manipuler toutes les institutions, de sorte que l’on peut affirmer aujourd’hui, sans exagérer, qu’en Espagne il n’existe plus de séparation des pouvoirs (un illustre dirigeant du Parti socialiste, Alfonso Guerra, le dénonça en son temps : « Montesquieu est mort ! »). La justice ne fonctionne pas et, qui plus est, le gouvernement la contrôle, au point que dans le plus long et important procès pour corruption politique, qui touche le PP, le « cas Gürtel », le seul jugé et condamné à ce jour est Baltasar Garzón, le juge qui a osé ouvrir l’enquête. Personne, ou presque plus personne, n’espère que le PP ou le PSOE nous sortent du marasme dans lequel leur inaptitude et leur vénalité nous ont plongés. D’où l’ascension fulgurante de Podemos dans les derniers sondages et, pour la première fois, la peur de ceux que Pablo Iglesias nomme « la caste ». 

Pablo Iglesias (et toute son équipe d’enseignants universitaires) voit juste quand il critique le système. Il fait envie quand il promet qu’avec lui personne ne sera mis à la rue pour non-paiement de son loyer, que tous les enfants mangeront trois fois par jour et que les meilleurs médecins s’occuperont de nous dans les meilleurs hôpitaux. Mais si on lui demande comment il va réaliser ce miracle, il n’a pas de réponse, ou alors sa réponse est ambiguë et bien peu concrète. Il vend des rêves, il l’a déjà dit, et prend son rôle très au sérieux. Pour ce qui est de la façon de passer à la pratique, il réfléchit... Et malgré cela, à l’aveugle, poussés par la foi qui naît du désespoir, nombreux sont ceux prêts à voter pour lui. Iglesias parle des « gens » plus que des citoyens ou des Espagnols, il parle de « ceux d’en haut » (corrompus, égoïstes, avides) et de « ceux d’en bas » (dignes, honnêtes, courageux), son discours, oui, est manichéen et populiste. Il parle même de la patrie ! « Oui, c’est possible ! proclame-t-il. Pour preuve en Grèce, Syriza… » 

Est-ce vraiment possible ? Ceux qui ont le pouvoir, la Sainte-Trinité (l’Allemagne d’Angela Merkel, la Banque centrale européenne de Mario Draghi, le FMI) vont-ils permettre à Tsípras d’accomplir ce qu’il a promis à ses électeurs ? On peut en douter. Et si Syriza échoue, l’avenir de Podemos va s’assombrir. Et les serviteurs dociles de la Troïka, comme notre inénarrable président Rajoy, pourront souffler, soulagés. Et ils se tromperont. Qu’ils réussissent ou qu’ils échouent, Podemos et Syriza (et de façon bien plus inquiétante Le Pen, l’Anglais Farage et Aube Dorée) ont mis l’accent sur le manque de démocratie dans l’Union européenne, où les décisions sont prises par des personnes ou des institutions que personne n’a élues, ou bien seulement les Allemands. 

Nombreux sont ceux qui vont voter Podemos non par conviction mais par ras-le-bol, pour sanctionner les autres, ceux qui ont mené l’Espagne à la ruine économique et morale d’aujourd’hui, car dans mon pays, nous, la majorité des citoyens, nous votons contre. Même si moi j’aimerais surtout pouvoir voter aux élections allemandes… 

Traduit de l’espagnol par MARIÉN NEVEU-AGERO

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