Ceux qui depuis des années se battent pour que l’école conserve ou retrouve ses valeurs fondatrices se sont félicités de voir les plus hautes autorités de l’État rappeler le lien qui unit l’école à la République, et la charger expressément de réparer un scandale, pourtant prévisible : celui de voir des enfants de familles musulmanes refuser de se joindre au mouvement de protestation unanime de la nation, et se déclarer plus proches de la religion caricaturée que des caricaturistes. Mais suffira-t-il pour les ramener dans le giron de la République de décréter une journée de la laïcité, de les faire se lever à l’entrée du maître et ânonner en chœur qu’ils sont « pour la liberté d’expression » ? 

Je n’en crois rien. Certains de ces enfants, dans les quartiers périphériques ou les cités, ne se sont pas sentis solidaires de ce vaste sursaut patriotique parce que, à tort ou à raison, ils n’ont pas le sentiment que leur cité, leur quartier, leur famille même, leurs parents, appartiennent au même monde que celui des centres-villes, des professeurs, des docteurs et des juges. Voilà pourquoi certains refusent l’humour ou l’ironie quand ils visent ce qu’ils considèrent comme leur appartenance de naissance. À travers « le Prophète », ce qu’ils demandent confusément de respecter, c’est leur entourage, leur père au chômage ou leur mère peu éduquée. Et la solution, alors, dépend bien davantage de facteurs économiques et sociaux : l’« intégration » passe d’abord, faut-il sans cesse le rappeler, par le ­travail, l’emploi.

Comment, dès lors, faire que l’école les arrache à ces comportements identitaires souvent agressifs ? Faut-il demander à des représentants des « grandes religions du Livre » de venir en classe donner en exemple le spectacle scénarisé de leur fraternisation ? Ce serait la pire des solutions, qui renforcerait l’assignation de chacun à sa religion. Et réduirait encore la part et la place de ceux qui n’en ont pas. En tout cas, ce n’est pas à des prêtres, imams et rabbins que devrait être confié l’enseignement du « fait religieux » ; mais à l’école et à ses maîtres, seuls aptes à maintenir une distinction entre savoir et croire…

Mais on ferait mieux de méditer la formule sans ambiguïté du président de la République selon laquelle « les religions n’ont pas leur place à l’école ». Même si elle est aujourd’hui difficile à comprendre et plus encore à mettre en œuvre, il convient de rappeler qu’elle a régné longtemps sur l’école républicaine, et tout le bénéfice que celle-ci, et la République, en ont longtemps tiré. La laïcité ne peut en effet prendre tout son sens qu’en marquant une distinction entre les ordres, les moments, les âges. Notamment entre l’école et la sphère publique. Dans la sphère publique, la laïcité, c’est le droit de chacun d’avoir une religion ou de n’en pas avoir, de le déclarer et de le manifester sans crainte, dans une tolérance réciproque. Et le devoir d’un État laïque est de garder envers ces différentes options une parfaite neutralité. Mais à l’école, ce qui doit (ou devrait) régner, c’est une réserve à l’endroit des questions religieuses. Un suspens momentané des affiliations, qui laisse champ libre aux apprentissages.

Du reste, un enfant qui entre en classe « n’a pas » de religion : il a la religion de ses parents. Et si l’école ne doit pas le savoir, c’est pour ne pas y faire entrer des conflits qu’il n’est pas forcément en âge de comprendre, encore moins de résoudre. (Pas davantage non plus, l’élève ne doit savoir si le maître en a une, et laquelle.)

Pendant longtemps, l’école de la République a reposé sur cette idée que l’élève devait être protégé contre la violence des clivages politiques et religieux afin de trouver entre ses murs le calme nécessaire à sa formation. On me dira que c’est devenu aujourd’hui impossible, parce que la société s’est invitée dans les classes (et du reste l’école ne s’est pas fait faute de l’y encourager imprudemment). Il faut en prendre acte, mais ne pas oublier toutefois que si l’école prônait cette réserve, ce n’est pas qu’elle voulût ignorer son rôle d’éducatrice à la paix civile, et à la tolérance. Mais elle considérait l’éducation comme un effet de l’instruction, et sa conséquence.  Que l’étude de la langue, les mathématiques, les sciences, la lecture des grands textes forment le raisonnement et la conscience critique. Et donnent ainsi à chacun la possibilité de mettre à distance et en perspective les attachements immédiats, pour lui permettre de devenir un adulte ferme dans ses choix, mais capable d’accepter ceux des autres.

La tâche de l’école est de garder les enfants le plus longtemps possible à l’écart de ces champs hautement conflictuels. Et, pour les faire se respecter mutuellement, avant de se lancer dans la difficile exégèse (en classe) d’un « droit au blasphème », tenons-nous en à ce principe de morale élémentaire, facile à expliquer et facile à comprendre : on a le droit d’être choqué, mais on ne répond pas par des coups. 

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