Sur la promenade Armon Hanatziv, à Jérusalem, deux panneaux indiquent, vers l’est et le sud-est, « Nof Tzion » et « Talpiot-Est ». Dans la langue des Israéliens, ce ne sont que deux quartiers juifs de la capitale. En réalité, ce sont des colonies, construites sur des territoires conquis par Israël en 1967. Dans la direction indiquée par les panneaux, il y a aussi un quartier palestinien : Jabal al-Moukkaber. C’est sur des terres publiques et privées lui appartenant qu’ont été construits les deux quartiers-colonies évoqués plus haut. Inutile d’exagérer la signification symbolique de l’absence de panneau indiquant l’existence de ce quartier arabe.

Jabal al-Moukkaber a récemment fait les titres des médias après le meurtre, par deux de ses habitants, de quatre fidèles juifs qui priaient dans une synagogue. Les deux meurtriers, Ghassan et Oudaï Abou Jamal, ont eux-mêmes été tués dans un échange de tirs avec des policiers dont l’un – un Druze – est également mort. Le crime ayant été commis dans un lieu de culte, les analystes israéliens y ont vu un épisode supplémentaire de ce qu’ils appellent un « conflit religieux » qui se développe à Jérusalem depuis plusieurs mois, avec une révolte palestinienne en réponse aux tentatives de diverses personnalités de la droite israélienne de modifier ce qu’on appelle la « répartition spatiale de la sacralité » fixée depuis des siècles : l’esplanade de 14,5 hectares d’Al-Aqsa située sur la colline est exclusivement réservée aux fidèles musulmans, tandis que la muraille occidentale (le mur des Lamentations) qui la borde et lui sert de soubassement est pour les fidèles juifs. 

« Si j’avais su ce qui se passait dans la tête de mon fils, je l’aurais enfermé derrière une porte en fer », dit Mouhammad Abou Jamal, le père d’Oudaï, qui déclare aussi ne pas être du tout religieux. Il ne va à Al-Aqsa qu’« une fois tous les quatre ans » mais, comme tout le monde, il s’y sent alors humilié par la présence et la conduite « suprémaciste » des policiers israéliens. Que son fils et son neveu aient été religieux, rien n’est moins sûr. Le Front populaire, une organisation palestinienne laïque, a officieusement revendiqué leur attentat. 

Al-Aqsa est un aimant religieux, national, sentimental et symbolique. Le lieu est devenu aussi patrimoine politique et source de puissance en un temps où la direction palestinienne de Ramallah est affaiblie et déconnectée de ce qui se passe à Jérusalem. Ici, le vide laissé par la disparition de Fayçal Al-Husseini, l’ex-chef du Fatah dans la ville, mort en 2001, n’a pas été rempli. Le fait est que les messages furieux du roi de Jordanie ont obligé Israël à brider les provocateurs juifs qui, contre la position des autorités rabbiniques, exigeaient l’autorisation pour les juifs de prier sur la colline. Les jeunes Palestiniens de Jérusalem ont bien compris que lorsque des manifestations sont associées à Al-Aqsa, le reste du monde se souvient alors qu’ils existent. 

« La moitié des manifestants arrêtés ces derniers mois à Jérusalem ne prient même pas », estime un autre militant du Front populaire de la ville. Et d’ajouter : « Quand je demande à mes proches pourquoi ils se font arrêter encore et encore, ils me disent qu’en prison au moins, leur famille n’a pas à se soucier de leur entretien. » Les données statistiques publiées dans le rapport annuel 2012 de l’Institut d’assurances nationales sont implacables : 75,3 % des 370 000 habitants palestiniens et 82,2 % de leurs enfants vivaient cette année-là sous le seuil de pauvreté. En 2011, le taux de chômage parmi les hommes y était de 40 %, de 85 % parmi les femmes. L’une des explications de cet état de fait est leur déconnection d’avec la société et l’économie palestiniennes. Mais une des causes directes de leur paupérisation massive est la perte des terres. 

Jérusalem-Est est composée de la Vieille Ville, du quartier construit hors de l’enceinte et de 28 villages palestiniens transformés en quartiers, soit un ensemble de 70 km2 annexés par Israël en 1967. L’État juif a confisqué aux Palestiniens 26,3 km2, plus du tiers de cet ensemble, pour la construction de colonies (« quartiers ») réservées aux seuls Juifs et aux institutions gouvernementales et municipales israéliennes. En 1967, 69 000 Palestiniens vivaient sur le territoire palestinien annexé, ils sont aujourd’hui 372 000. Environ 200 000 Juifs résident dans les colonies de Jérusalem-Est. Dans la ville occidentale vivent encore 380 000 Juifs. 

L’encerclement intérieur et extérieur à la ville par les colonies juives [voir cartes], les routes monumentales, les jardins nationaux et le mur de séparation, tout vient rompre la continuité territoriale naturelle des quartiers palestiniens entre eux et avec la Cisjordanie. Des compagnies de sécurité privées protègent les zones juives installées au cœur des quartiers palestiniens. Une présence policière lourde et constante dans les rues et des moyens de surveillance (drones, ballons captifs…) ne cessent de rappeler aux Palestiniens qu’ils sont « autres ». D’après les estimations de l’organisation israélienne Ir Amim (Ville des peuples), la partie palestinienne n’absorbe, au plus, que 16,2 % du budget municipal, alors que ses résidents approchent les 40 %. Cet écart s’exprime dans la dégradation de l’état des rues, de la distribution de l’eau, des égouts, du ramassage des poubelles, dans le manque de classes et de dispensaires.

Dans la zone restée palestinienne, Israël impose des règles rigoureuses limitant les constructions, au prétexte de protéger les terrains ouverts et le caractère villageois des quartiers. En général, seuls 25 à 50 % des terrains sont déclarés constructibles, et les permis ne sont accordés que pour des bâtiments de deux étages. Sur 40 % du territoire de Jabal al-Moukkaber, le taux de constructibilité n’est que de 10 %, pour un seul étage. Par contraste, dans la colonie Nof Tzion installée au cœur de Jabal al-Moukkaber, le taux de constructibilité est de 130 % et les bâtiments ont six étages selon l’enquête conduite par l’organisation Bimkom (Urbanistes pour les droits urbains). Les terrains constructibles pour les Palestiniens ne représentent que 14 % du territoire de Jérusalem-Est, et seulement 7,8 % de l’ensemble du territoire de Jérusalem.

Pour les Palestiniens, l’une des solutions pour se soustraire à l’insupportable surpeuplement et à la flambée des loyers était de déménager dans des localités palestiniennes attenantes laissées par Israël en zone cisjordanienne. Mais depuis 1995, Israël déchoit massivement de leur statut de résident de la ville de Jérusalem les personnes qui font ce choix, comme celles vivant à l’étranger. Le résultat est un choix entre l’expulsion de fait du pays, la vie sans papiers ou le retour dans des logements chers et surpeuplés à Jérusalem. À ce jour, plus de 14 000 Palestiniens nés à Jérusalem, dont les familles sont hiérosolymitaines depuis des générations, ont perdu leur statut de résident.

Depuis 1967, toutes les composantes de la politique israélienne à Jérusalem-Est visent à maintenir un rapport démographique de 70 % de Juifs et 30 % de Palestiniens. L’objectif n’est pas atteint, mais le message est clair : les Palestiniens de Jérusalem vivent toujours « sous condition » : résidents inférieurs et indésirables dont à tout instant un législateur israélien ou un fonctionnaire de mairie peut aggraver encore la situation, et qui vivent constamment sous la menace de l’expulsion. 

Traduit de l’hébreu par JOËLLE MARELLI

 

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